Ce mythe très ancien est commun à de nombreux peuples.

Au Vème siècle av. J.-C., l’historien grec Hérodote parle d'hommes capables en tant que magiciens habiles de se métamorphoser à volonté en loups, puis de reprendre leur apparence humaine.

Dans la mythologie grecque, Latona, mère d'Apollon, se protégeait de la colère d'Héra en se transformant en louve. Lycaon roi d'Arcadie qui servit à Zeus un plat de chair humaine, celle d'un enfant, fut changé en loup.

Virgile[i] poète latin du 1er siècle avant J-C, Pline le Jeune, écrivain romain du 1er siècle conte des histoires de métamorphoses d’hommes en loups.

A la fin du Moyen Âge et durant la Renaissance, en un peu plus de cent ans, on a enregistré, en France, près de 30 000 procès de loup-garous. En Europe, du XVème au XVIIIème siècle, près de 100 000 personnes ont été reconnues comme loup-garou et condamnées à être brûlées vives.

De nombreux mythes ou légendes en Scandinavie, en Russie occidentale, en Europe centrale, content l’histoire d’hommes-loups. Et en Afrique, on connaît l’homme-léopard, l’homme-chacal, l’homme-hyène, en Asie l'homme-tigre et en Océanie l'homme-requin.

Mais ce n’est pas tant l’histoire de ce mythe qui m’a intéressé que la métaphore qu’il constitue de la peur de l’homme face à l’animal, de la part d’animalité qu’il ressent comme constitutive de son être et de son angoisse quand des pulsions irrépressibles annihilent sa raison, quand sa présence au monde devient lieu du mal, de la souffrance, du péché.

«La transformation de l'homme en animal est un thème récurrent des légendes des nations. Être condamné à habiter le corps d'un animal équivaut à une damnation. La muette sauvagerie dans le regard d'un animal reflète la même horreur que celle ressentie par les hommes à l'idée d'une telle métamorphose.»[ii]

Le mythe du loup-garou est ainsi porteur de cette lutte interne de l’homme accouplé de son animal.

L’animal

Le dictionnaire de philosophie[iii] de Godin définit l’animal comme un être vivant intermédiaire entre le végétal et l’homme, ou comme l’un des deux non-humains, l’autre étant Dieu.

Le terme animal vient d’anima, âme, souffle de vie. La philosophe Elisabeth de Fontenay, dans son «le silence des bêtes» lui préfère le terme de bête parce le souffle de vie anime chaque être vivant et pas seulement l’animal.

Mais le mot «bête» paraît lui aussi très connoté.

Ainsi, la Bible , livre essentiel sur lequel s’est construite la culture occidentale judéo-chrétienne, est remplie de bêtes, de monstres et de démons nommés béhémot ou  léviathan. Dieu dit à Caïn, meurtrier de son frère, «le péché n’est-il pas à la porte une bête tapie qui te convoite»[iv]. Dans l’apocalypse de Jean, la bête est semblable à un léopard, ses pieds sont comme d’un ours, sa gueule comme une gueule de lion, elle dit des énormités, des blasphèmes contre Elohim.

La genèse pose dès la création la place de l’homme, des bêtes et des bestioles et leurs relations. Je cite «Dieu créé l’homme et la femme et leur dit : soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur terre».

Tout était déjà dit et cette tendance à considérer l’humain comme le centre de la  totalité du réel et du vivant, cet anthropocentrisme, était déjà posé il y a trois mille ans.

Il fut un temps cependant où les hommes, les animaux, les dieux formaient une communauté de destin. L’antiquité fut cet âge pour les bêtes, car si l’homme les offraient en sacrifice aux dieux, chacun s’accordait sur leur dignité d’êtres animés et les respectaient en tant que tels.

Pour les philosophes grecs Aristote et Platon, l’homme, animal doué du langage, est le seul animal raisonnable et politique, c'est-à-dire capable de culture.

Avec Jésus, dernier agneau sacrifié, la religion chrétienne, de sacrificielle devient sacramentelle contrairement aux religions juives et musulmanes.

Et le concept de «propre de l’homme», notion difficile à délimiter, le fut essentiellement par différenciation entre l’homme et les bêtes, celles-ci étant définies par leurs manques : absence de conscience, de raison, de langage, d’histoire, d’art, de société, de technique, de politique, de culture, de rites, de transcendance. L’animal est considéré comme uniquement voué à ses instincts, à ses pulsions.

L’homme développe en parallèle un imaginaire et une symbolique considérables dont notre vocabulaire est encore témoin : bête quand on est idiot, sale comme un cochon ou comme un poux, têtu comme un âne, fier comme un paon, courageux comme un lion, rusé comme un renard, dinde, poule, tête d’oiseau, etc. La légende du loup-garou en est l’un des exemples. Et que le loup soit encore aujourd’hui, dans les fables, ou dans les Cévennes, l’animal dont on a peur et que l’on tue n’est sans doute pas étranger au fait qu’il est ce diable qui, bien peu chrétiennement, mange l’agneau.

En France, au 17ème siècle Descartes pense que l’animal, dépourvu d’âme et de la capacité de penser n’est qu’une machine telle que les automates construits pas l’homme. Les aboiements des chiens ne sont que des bruits non différents des grincements d’une porte. Descartes parle d'animal-machine, sans langage et sans réponse. 

«Comme les animaux, dit-il, les machines qui auraient les organes et la figure extérieure d'un singe» [...] «ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles  […] pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire»[v].

Et encore : « c’est en jouant de leur crainte, de leur espérance ou de leur joie qu’on peut obtenir des animaux des comportements donnant l’illusion qu’ils ne sont pas que des machines »[vi]

A ce titre, frapper un animal n’a aucune importance, pas plus que de malmener un outil.

Et nous sommes encore aujourd’hui sous « la dépendance hégémonique de ce cartésianisme qui domine le discours et la pratique de la modernité humaine ou humaniste »[vii]

Au 18ème siècle, le philosophe allemand et chrétien Emmanuel Kant pense que l’animalité, c'est-à-dire l’essence de l’animal par opposition à celle de l’être humain, doit être anéantie chez l’homme, par l’éducation, la discipline, la liberté et la raison - faculté supérieure, et doivent remplacer l’instinct, cet ensemble de réactions programmées, automatiques, de réflexes irréfléchies et irrépressibles, qui ont pour seules finalités la survie de l’espèce.

Kant a cependant un problème intéressant avec la souffrance que l’homme peut infliger à l’animal. Pour lui, cette souffrance concerne le sujet dans son être, même s’il est un animal, et doit être respectée. Ce respect est un impératif moral pour l’homme, une dignité et, infliger la souffrance est un mal. Dès lors un être susceptible de souffrance est sujet de droits.

Mais, en revanche, il ne reconnaît aucune dignité à l’animal, la dignité ne pouvant se définir qu’à partir de la seule nature raisonnable, c'est-à-dire chez l’homme. Il est donc exclu que l’homme respecte – je cite - « ces autres êtres du monde qui ne sont point des hommes et peuvent lui servir d’instrument. »[viii]

Reste le problème de la souffrance et de la cruauté sur les animaux qu’il reconnaît et qu’il condamne. Difficile contradiction qu’il résout cependant en faisant de cette reconnaissance de la souffrance de l’animal une pure formalité juridique. L’animal n’a pas de droits liés à sa reconnaissance d’être vivant, à l’irréductibilité de son existence, c’est l’homme qui a des devoirs, qui a l’obligation d’avoir de « la reconnaissance […] pour les services longtemps rendus par un vieux cheval ou un vieux chien »[ix] par exemple. Les choses peuvent exciter en nous de l’inclinaison et même de l’amour si ce sont des animaux, ou aussi de la crainte, […] mais jamais du respect. »[x]

Ainsi l’animal, exclus de la communauté morale, n’a pour finalité implicite que d’être à la disposition, au service de l’homme.

Et au 20ème siècle, le philosophe Heidegger, contestable et contesté pour son soutien au régime hitlérien, pense que l'animal ne meurt pas, au sens propre du terme, il crève ou "finit"[xi] et qu’il ignorerait pour cette raison la mort, le deuil, la sépulture. Le seul animal à savoir qu'il va mourir est l’homme. Heidegger pense que l’animal est dans l’accaparement, sans liberté, pris, emporté par son comportement et n’aurait jamais de réponses à tous les stimulis externes mais seulement des réactions programmées.

Le psychanalyste français Jacques Lacan nomme, lui aussi, "l'animal" au singulier, sans autre précision. Pour lui, "l'animal ne serait que fixé dans sa programmation génétique, capable uniquement d'émettre des signaux et des messages restreints et codés : cris de peur, message d'alerte, etc.

Lacan présuppose que l'animal incapable d'effacer ses traces comme le fait l’homme quand il a tué par exemple, ne saurait être un sujet. Sans langage, ni pensée, ni inconscient, donc sans désir, il n'est qu'en proie à son instinct, tout entier dans le pulsionnel.

Ce que conteste un philosophe actuel tel que Jacques Derrida qui pense qu’utiliser le terme d’animal, comme s’il n’y en avait qu’un seul et d’une seule espèce est erroné et fausse l’analyse et que certains animaux peuvent aussi avoir un rapport fort complexe à la mort, marqué par des angoisses, par une symbolique du deuil, parfois même en créant des sortes de sépulture.

Et ce qui est ainsi posé par cette approche de l'animal et de l’homme, par la comparaison faite sans cesse entre les deux, c'est la façon d'envisager l'autre en général et en quoi l'autre se constitue en sujet, c'est-à-dire comme individu pourvu de qualités ou de talents propres.

L’humain

On voit combien, dans la tradition occidentale[xii], ces visions successives de l’animal définissent en creux, en négatif l’humain lui-même, et combien nous sommes captifs de cette opposition comme le soulignent le philosophe Theodor Adorno : « Dans l'histoire européenne, l'idée de l'homme s'exprime dans la manière dont on le distingue de l'animal. Le manque de raison de l'animal sert à démontrer la dignité de l'homme. Cette opposition a été prêchée avec tant de constance et d'unanimité [...] qu'elle fait partie du fond inaliénable de l'anthropologie occidentale comme peu d'autres idées. Même de nos jours, elle est encore reconnue »[xiii]. L'animalité n'est ainsi rien d'autre que le concept qui dit la différence ; il est la démarcation même de l'humain, sa limite. Cette  différence entre humain et animal structure la pensée occidentale et lève les interdits moraux à l'égard de celui-ci. »

Il faudrait donc pouvoir dire également qui est l’homme, ce qu’est la nature humaine, ce qu’est l’espèce humaine. Tâche difficile.

Je prendrai donc un premier exemple avec les personnes handicapées et plus particulièrement les personnes polyhandicapées qui sont des « Enfants, adolescents ou adultes atteint d’un handicap grave à l’expression multiple associant déficience motrice et déficience mentale sévère ou profonde entraînant une restriction extrême de l’autonomie et des possibilités de perception, d’expression et de relation. »

Il s’agit donc, de l’un des handicaps les plus durs, les plus sévères. Certaines de ces personnes handicapées ont des capacités de beaucoup inférieures à celles des chimpanzés. Mais, nous dit la psychanalyste et philosophe Nicole Lompré, «nous faire douter de ce que nous sommes ou croyons être, de nous faire douter de nos savoirs (...), c’est mettre en garde contre la tentation de faire [de la personne handicapée] un sous-humain. Peter Singer (militant extrémiste de la cause animale) propose d’étendre la Déclaration des Droits de l’Homme au singe anthropoïde avec pour argument que si l’on accorde ces droits liés au statut d’humain à des personnes handicapées mentales [par exemple] dont l’entendement est diminué, alors il faut accorder le même privilège à certains animaux. Je cite : « Certains enfants gravement déficients ne pourront jamais atteindre le niveau d’intelligence d’un chien. » Faisant cela, il introduit au cœur même du principe d’humanité une hiérarchie abjecte, aux antipodes de ce que recèle dans son intimité la personne handicapée quant à la symbolique des valeurs exclusivement humaines de dignité et de fraternité. »

Tout petit d’homme est un être humain.

Robert Antelme, de retour du camp allemand de Buchenwald écrivit un seul livre racontant sa vie et celle de ses compagnons. Ce livre n’a pas été intitulé «comme des brebis menées à l’abattoir» mais «l’espèce humaine».

Je cite Robert Antelme : «Les héros que nous connaissons, de l’histoire ou des littératures, qu’ils aient criés l’amour, la solitude, l’angoisse de l’être ou du non-être, la vengeance, qu’ils se soient dressés contre l’injustice, l’humiliation, nous ne croyons pas qu’ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d’appartenance à l’espèce.»

Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la «nature» et sa relation avec elle, sur cette certaine solitude de l’espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible. Et encore : «il n'y a pas d'un côté du monde ou de l'humanité les persécuteurs et de l'autre les persécutés. Persécuteurs et persécutés sont des hommes, il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine».[xiv]

Tout homme né de l’union d’un homme et d’une femme est un être humain.

Et l’homme, c’est aussi ce créateur qui laissera des traces sublimes de sa vie en dessinant les animaux, avec lesquels il vivait, sur les murs des grottes d’Altamira, de Lascaux et de Chauvet.

L’éthologie

Le concept même d'animal comme réponse aux questions que nous nous posons sur nous-mêmes, sur les autres êtres vivants, sur notre relation avec eux et sur leur place dans le "monde", est en complète évolution.

Ce concept d'animal, singulier et général, qui regrouperait donc l'ensemble des êtres vivants non-humains paraît de plus en plus difficile à cerner simplement. Les critères pour cantonner l'animal dans son état de nature trouvent des illustrations contraires de plus en plus nombreuses depuis que les progrès récents de l'éthologie, science du comportement des animaux dans leur milieu naturel, progresse.

Il nous faut donc déconstruire tout ce qui a été dit du «propre de l’homme» tout en n’oubliant jamais tout ce qui est négation de l’humain.

Il nous faut donc encore mieux comprendre qui sont les animaux dont certains sont des êtres sensibles.

Ainsi :

-     Des éléphants ont été observés entourant pendant des heures, un des leurs, agonisant, dans un rituel presque funéraire.

-     Certains chimpanzés sont capables d’échanger des objets ou des services et éduquent leurs petits avec rigueur et discernement.

-     De nombreux animaux utilisent des outils, des cailloux, des brindilles pour attraper des larves d’insecte. Les loutres posent une pierre sur leur abdomen pour briser la coquille des moules.

-     Les lionnes établissent des stratégies de chasse.

-     Un hippopotame chasse du marigot le crocodile qui vient de broyer le dos de la gazelle. Il s’approche d’elle, mourante, et saisit doucement sa tête dans sa gueule faisant peut-être, ainsi, preuve de compassion.  

-     Sur des orques et des dauphins avaient été faits, à leur insu, des tâches de peinture. Passant devant un miroir placé sous l’eau, ils allèrent ensuite frotter la tache contre une rugosité, puis revinrent devant le miroir et retournèrent se frotter sur la rugosité jusqu’à ce que la tâche soit complètement effacée, faisant la preuve d’une conscience d’eux-mêmes. Cette expérience faisant écho au « stade du miroir »[xv] expérience menée par Jacques Lacan avec des enfants de 6 à 8 mois pour comprendre cette phase de l’émergence de la conscience de soi, du Je, à la formation de l’identité de l’enfant.

Même s'il faut se garder des inévitables projections humaines, anthropomorphiques, ce à quoi certains éthologistes sont très attentifs, nombre d'animaux sauraient donc réellement exprimer des sentiments, de la joie, de la peur, de la compassion, de la sollicitude à l'égard de l'autre blessé ou en souffrance et ont peut-être une certaine idée de la mort et d’eux-mêmes.

Mais, «il ne s'agit pas seulement de se demander si on a le droit de refuser tel ou tel pouvoir ou capacité à l'animal, […] il nous faudrait surtout trouver [des lueurs], des idées à déployer, avec une grande prudence, [pour] une révolution pensante et agissante dont nous avons besoin, maintenant, dans notre cohabitation avec ces autres vivants.» [xvi]

L'attention portée à la souffrance non humaine est nouvelle, encore peu développée et réservée à quelques espèces, mais réelle. Bien sur, personne n’envisagera de la même façon le sort d’un moustique et d’un cheval. Et le problème se pose de savoir où nous mettrons le curseur ?

Cependant, la maltraitance envers les animaux est de plus en plus souvent condamnée et l'univers de la poule pondeuse en batterie, du veau hormoné élevé dans le noir, l’abattage de milliers de vaches traînées jusqu’à des fosses où elle seront brûlées, l’automatisation des abattoirs, la transformation monstrueuse de certains animaux en machine à produire, le clonage des brebis, révulsent et inquiètent de plus en plus de personnes. La chasse-loisir ou la corrida sont de moins en moins compris et les combats de chiens ou de coqs sont des critères d'évaluation de la valeur humaine des personnes qui les organisent ou les apprécient.

Mais, il nous faudra rester extrêmement attentifs, car nous devrons toujours « combattre l’idéologie qui se cache dans l’intérêt trouble que les fascistes, les nazis et le Führer[xvii] ont paru manifester, […] parfois jusqu’au végétarisme, pour les animaux. »

Et, nous avons tous rencontré, plus quotidiennement, ces personnes « normales » que jamais rien n’émeut, ni le sida en Afrique, ni la famine au Darfour, ni l’esclavage des enfants, ni la situation des exclus, des sans logis, des Rmistes, mais qui sortent avec véhémence de leur indifférence, de leur pseudo-apolitisme muet pour vitupérer, assez souvent avec raison,  contre les cruautés de l’expérimentation animale, la chasse à la baleine ou le massacre des bébés phoques.

Aimer les animaux ne conduit cependant pas inexorablement à la misanthropie, au racisme et à la barbarie et la plupart des humains aiment les humains et les animaux. Mais avec la philosophe Elisabeth de Fontenay, il paraît fondamental de dire que « les pratiques d'élevage et de mises à mort industrielles des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d'extermination, mais à une condition : que l'on ait préalablement reconnu un caractère de singularité à la destruction des juifs d'Europe. Ce qui donne pour tâche d’analyser et de réfuter l'expression «ils furent menés comme des brebis à l'abattoir»." Les juifs envoyés à Auschwitz n’étaient pas des brebis mais des êtres humains.

De même, méfions-nous des digressions sur le 1% de différence qui sépare le capital génétique d’un chimpanzé et celui d’un humain. Elles peuvent être retournées et être la porte ouverte à tous les dérapages, à toutes les théories racistes qui trouveront une justification dans les éventuels 0,01% qui distingueraient un homme, une femme, un asiatique, un noir, un blanc...

La recherche d’une frontière, parfois extrêmement ténue entre l’homme et certains animaux, est-elle porteuse d’intérêt pour les humains et pour les animaux ?

C’est la reconnaissance que les animaux, ces êtres vivants, ne sont pas des objets manipulables à notre gré, que nombre d’entre eux sont des êtres sensibles, avec leur dignité, et qu’à ce titre ils doivent être respectés, ne pas être victimes de cruauté, qui paraît essentiel.

L’alimentation, l’expérimentation animale, le génie génétique

Et cependant six milliards d’hommes vont devoir continuer à se nourrir et nombre d’entre eux consommeront la chair des animaux, boiront leur lait, mangeront leurs œufs.

L’expérimentation animale continuera nécessairement sur les souris ou les lapins pour créer de nouveaux vaccins, de nouvelles thérapeutiques.

Les xénogreffes se développeront pour réparer le corps des hommes quand nous aurons trouvé les traitements anti-rejets.

Au 21ème siècle le statut de l’animal sera donc plus que jamais indissociable du statut de l’homme.

Soyons vigilants et inquiets[xviii], d’une inquiétude qui serait une conscience de notre responsabilité, une crainte éthique qui nous amènerait davantage à questionner et à contrôler les sciences du vivant, les techniques biologiques, les menaces que nous faisons peser sur les espèces animales, sur l’industrialisation de leur élevage, sur la destruction générale de l’écosystème, avec le plus souvent, une absence de nécessité autre qu’économique ou financière.

« Entrons dans le 21ème siècle à reculons »[xix], non pas comme des nostalgiques du passé mais en ayant « à l’esprit ce que nous avons fait. […] Nous devons regarder, constater, prendre acte du saut qualitatif, de la mutation, de la césure historique, liés en particulier au génie génétique et à tous les risques d’eugénisme actif que cela implique, […et] nous demander si le rationnel ne devient pas parfois déraisonnable, à méditer sur le passé des œuvres scientifiques et à nous demander si la maîtrise humaine de la nature n’est pas entrain de se retourner contre l’homme lui-même. »

Claude Lévi-Strauss pense qu’à un humanisme basé sur la coupure entre l’homme et le reste de vivants, il faudrait substituer celle de l’homme comme un être vivant, «car, l'unique espoir, pour chacun de nous, de n'être pas traité en bête par ses semblables, est que tous ses semblables, lui le premier, s'éprouvent immédiatement comme êtres souffrants. [...].»

«Un humanisme synonyme de la souveraineté de l'humain est à la racine de plusieurs formes de domination de peuples sur d'autres, dès lors qu'on en vient à considérer que certains humains possèdent de manière plus éminente que d'autres les critères métaphysiques par lesquels l'humanité est définie. Dans une telle hiérarchie, les animaux n'ont évidemment aucune place.»[xx]

Le rapport de l’homme avec son animal, avec les animaux, reste à définir. Il conditionnera aussi, demain, jusqu’à un certain point, le rapport des hommes entre eux.



F. D.



[i] dans la huitième églogue, il fait dire à Alphésibée : « J'ai vu Moeris se faire loup et s'enfoncer dans les bois »

[ii] Adorno et Horkheimer - La dialectique de la raison - 1983, Gallimard collection Tel, p.268 à 270     

[iii] Dictionnaire de philosophie – Christian Godin - Fayard

[iv] Génèse 14-7

[v] Descartes Le Discours de la Méthode (Cinquième Partie) 

[vi] Descartes Newcastle le 23 nov. 1646

[vii] Jacques Derrida – Et si l’animal répondait – Cahier de l’Herne p. 117

[viii] KANT – Doctrine de la vertu § 38

[ix] KANT – Doctrine de la vertu § 37

[x] KANT – Critique de la raison pratique, PUF 1971, p.80

[xi] Derrida in Le Monde – août 2001

[xii] Les notions d’humanité et d’animalité auraient été complètement différentes si les conceptions animistes, amérindiennes, hindouistes, bouddhistes, etc. avaient été traitées.

[xiii] Adorno et Horkheimer - La Dialectique de la raison, 1983, Gallimard collection Tel

[xiv] Robert Antelme – L’espèce humaine – Tel Gallimard p.11

[xv] Jacques Lacan – Le stade du miroir comme formation de la fonctio, du « je » - Ecrits La Seuil 1966

[xvi] Jacques Derrida - Le Monde diplomatique - janvier 2002 - P. 24, 25, 26 et 27 - La langue de l’étranger

[xvii] Loi édictée par Hitler en 1933 appelée « Tiersschutzgesetz.

[xviii] D’après une idée développée par Hans Jonas in Le principe de responsabilité – éditions du cerf

[xix] Elisabeth de Fontenay – conférence octobre 1999

[xx] C. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme », in Anthropologie structurale deux, Plon, Paris, 1973