Jean-Honoré FRAGONARD (Grasse, 1732 - Paris, 1806) Le Verrou - Vers 1777

Si l'expression a littéralement explosé dans l'usage, elle est loin d'être de création récente.(1)
Elle est toujours synonyme de "jouissance" mais dans des sens différents.
"Prendre son pied", (le pied, ancienne mesure d'environ 33 cm), désignait dès le XIXe siècle la "mesure", la part qui revient à chaque voleur dans le partage du butin, dont il aura la "jouissance".
G. Esnault(2) relève pour 1872 : « Mon pied, ou je casse ! » (je dénonce). Selon les mêmes sources, il entre aussi dans plusieurs locutions populaires : « J'en ai mon pied ! J'en ai assez ou plus qu'assez (1878). Ça fait le pied, c'est juste (1894). Chacun pour son pied, chacun pour soi. »
D'après d'autres sources, l'expression « prendre son pied » serait plus ancienne. Elle proviendrait de l'époque des corsaires ? Quand ils revenaient au port, ils partageaient le butin : un tiers pour le Roi, un tiers pour l'armateur et le dernier tiers à se partager entre eux en faisant des piles de pièces d'or de la hauteur d'un pied. [...] Prendre son pied c'est donc prendre sa part. [...] ou, pour utiliser un argot plus ancien (avant le XIXe siècle), « prendre son fade ».
En fait, l'expression « prendre son pied » avait déjà une longue carrière derrière elle, mais au sens exclusif de "jouissance sexuelle", telle qu'elle est presque exclusivement utilisée aujourd'hui.
L'expression est popularisée en 1936 dans Mort à crédit de Céline : « Le râleux facteur l'a surprise un soir, derrière la chapelle, à l'extrémité du hameau, qui prenait joliment son pied avec Tatave, Jules et Julien ! »
Mais "le pied" dans son acception sexuelle était déjà utilisé à l'époque d'Aristophane !
En 411 avant notre ère, Aristophane écrivait Lysistrata(3), (littéralement "celle qui dissout les armées") une comédie (déjà assez féministe) dans laquelle des femmes venues des quatre coins de Grèce, décident de faire la grève du sexe tant que leur maris ne feront pas la paix.
Extraits :

LYSISTRATA. - Qu'on apporte une coupe et une amphore.
MYRRHINE. - O chères amies, quelle énorme cruche ! Comme cette coupe va répandre la joie !...
LYSISTRATA. - Pose-la, et mets la main sur la victime. Persuasion souveraine, et toi, coupe de l'amitié, recevez ce sacrifice, et soyez favorables aux voeux des femmes !
MYRRHINE. Quel beau sang ! que la couleur en est vermeille !
LAMPITO. - Par Castor, il a un bouquet délicieux.
LYSISTRATA.- O femmes, laissez-moi jurer la première !
MYRRHINE. - Non, par Vénus ! il faut tirer au sort.
LYSISTRATA. - Lampito, et vous autres, mettez toutes la main sur la coupe, et qu'une seule répète en votre nom ce que je vais dire ; vous ferez le même serment, et vous vous obligerez à l'observer : Aucun amant ni aucun époux...
MYRRHINE. - "Aucun amant ni aucun époux..."
LYSISTRATA. - Ne pourra m'approcher... Répète.
MYRRHINE. - "Ne pourra m'approcher..." Ah! mes genoux fléchissent Lysistrata !
LYSISTRATA. - Je mènerai chez moi une vie chaste...
MYRRHINE. "Je mènerai chez moi une vie chaste..."
LYSISTRATA. - Vêtue de robe légère, et parée...
MYRRHINE. - "Vêtue de robe légère, et parée..."
LYSISTRATA. - Afin d'exciter les désirs de mon époux.
MYRRHINE. - "Afin d'exciter les désirs de mon époux."
LYSISTRATA. - Jamais je ne m'y prêterai de bon gré.
MYRRHINE.- "Jamais je ne m'y prêterai de bon gré."
LYSISTRATA. - Et s'il me prend de force...
MYRRHINE. - "Et s'il me prend de force..."
LYSISTRATA. - Je ne ferai rien que de mauvaise grâce et avec froideur.
MYRRHINE. - "Je ne ferai rien que de mauvaise grâce et avec froideur."
LYSISTRATA. - Je n'élèverai pas mes pieds au plafond.
MYRRHINE. - "Je n'élèverai pas mes pieds au plafond."
LYSISTRATA. - Je ne m'accroupirai pas comme la figure de lionne qu'on met sur les manches de couteau.
MYRRHINE. - "Je ne m'accroupirai pas comme la figure de lionne qu'on met sur les manches de couteau."
LYSISTRATA. - Puissé-je boire de ce vin, si je reste fidèle à mon serment !
MYRRHINE. - "Puissé-je boire de ce vin, si je reste fidèle à mon serment !"
LYSISTRATA. - Si je l'enfreins, que cette coupe se remplisse d'eau !
MYRRHINE. - "Si je l'enfreins, que cette coupe se remplisse d'eau !"
LYSISTRATA. - Le jurez-vous toutes ?
CALONICE. - Oui, nous le jurons.




"Prendre son pied" suppose finalement, quel que soit le sens utilisé, une notion de partage équitable, chacun devant trouver dans ce partage, qu'il soit ou non sexuel, sa juste part.

FD
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(1) Claude Duneton - La puce à l'oreille - Stock 1979
(2) Gaston Esnault - Dictionnaire historique des argots français. Paris : Larousse, 1965
(3) Aristophane - Lysistrata - Arléa poche