Dieu aurait donc créé l’homme libre.

Dans les religions assyriennes, puis abrahamiques et dans une certaine mesure dans toutes les religions hindouistes, bouddhistes ou qui en sont issues, la question du péché originel, du Karma ou plus généralement de l’héritage initial de l’enfant engendré est posée, avec des conséquences sur l’idée ou l’image que les humains ont du visage de leurs dieux, la relation qu’ils établissent avec lui et sur la vision qu’ils ont d’eux-mêmes.
Ce qui doit concerner peu ou prou quatre milliards d’humains.
Pour Paul Ricœur, dans « Le mal : un défi à la philosophie et à la théologie » , la doctrine du péché originel est ce qu’il appelle « un faux-concept », c’est-à-dire une proposition qui se veut rationnelle, mais qui est en réalité contradictoire. Elle lie ou relie en effet deux notions étrangères l’une à l’autre, qui, pourtant, ne sauraient s’annuler l’une l’autre.
La première affirme que le péché est héréditaire et la seconde - que j’en suis pourtant responsable : « Cette énigme de la puissance du mal, déjà là, est placée dans la fausse clarté d’une explication d’apparence rationnelle : en conjoignant, dans le concept de péché de nature, deux notions hétérogènes, celle d’une transmission biologique par voie de génération et celle d’une imputation individuelle de culpabilité, la notion de péché originel apparaît comme un faux-concept. »
Nous surgissons dès la conception dans une parenté, une histoire, une langue, une culture qui pèseront immédiatement, mais il n’y a pas, pour Ricoeur, de péché originel, de mal hérité. A notre arrivée dans le monde le mal existe déjà et nous allons participer à le modifier.
Ricoeur nous débarrasse d’emblée d’un concept, le dieu de la bible n’a pas mis l’homme sur terre avec, pour l’éternité, le poids d’une faute initiale à expier.
Laurent Gagnebin, théologien protestant, précise que Jésus n’utilisera jamais ce concept, alors que juif, il connaissait les écritures.
Dans l’évangile de Jean les disciples le questionnent :

"Rabbi, qui est fautif, lui ou ses parents,
Pour qu’il soit né aveugle ?"
Jésus répond :
"Lui-même n’est pas fautif, ni ses parents ;
Mais c’est pour que les œuvres d’Elohim se manifestent en lui."
(Jean 9,3)


Le théologien relève que la réponse n’est pas, c’est parce que - ses parents ont fautés par exemple - qu’il est aveugle, éliminant de fait l’héritage de la faute, mais « pour que les œuvres d’Elohim se manifestent en lui ». Ce n’est sans doute une image de la volonté de Dieu qui l’aurait voulu aveugle, mais une image de la nécessité de devenir avec ce que l’on est, avec ce que l’on a ou n’a pas.
L’homme aurait donc été créé libre. Comment comprendre l’épisode de la Génèse sur le fruit défendu ?

"De tout arbre du jardin, tu mangeras,
mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas,
Oui du jour où tu en mangeras, tu mourras, tu mourras."
Génèse 2,17


Cet épisode du fruit défendu est généralement compris comme la faute initiale qui pèsera à jamais sur les générations, Adam et Eve « commettent » une faute, un péché, ils désobéissent.
Une autre lecture est possible. Cet acte serait à comprendre, non pas comme une faute, un péché – c’est la lecture qui en est généralement faite – mais comme une nécessité.
Deux créatures vivantes sont crées par Dieu, Adam et Eve. Mais, c’est cet acte d’indépendance, qui créé l’Homme et donne réalité à son existence, celle d’un être humain vivant et mortel qui ne peut exister que par sa prise de liberté. En ce jardin d’Eden, cette liberté ne peut s’exercer par un acte de soumission, de dépendance, « tu feras çi, tu ne feras pas ça », mais par un acte de transgression.
Manger le fruit de la connaissance, c’est donc agir librement, en responsabilité. Et cette récalcitrance, n’est pas une « chute », mais une élévation au statut d’homme.

Et le mal !

Dès l’origine de l’histoire biblique, le premier des commandements de Dieu est « tu ne tueras point ». Ce qui implique la responsabilité de l’Homme puisque Dieu lui demande de ne pas faire cet acte, et son statut de mortel puisqu’il peut être tué. Il y a, ici, relation directe entre les deux. La question du mal est peut-être « l’inévitable » nécessité de son existence ?
Ainsi, le meurtre d’Abel est l’acte primitif de l’histoire. Acte que l’on retrouve sous des formes diverses, mais de façon constante dans pratiquement toutes les religions.
Ricoeur définit le mal comme un scandale et tournant autour de cette idée, il fait une première distinction :
« Si nous avons quelques traditions bien constituées concernant le mal moral, le péché, nous n’en avons point concernant le mal subi, la souffrance, autrement dit la figure de l’homme victime plutôt que de l’homme pécheur. L’homme pécheur donne beaucoup à parler, l’homme victime, beaucoup à se taire. »
Caïn plus intéressant qu’Abel. Les hommes et les femmes de retour des camps en savent quelque chose dans l’impossibilité qu’ils furent de pouvoir parler de leur souffrance.
Ricoeur distingue également mal physique et mal moral et dit « les deux formes du mal sont si étroitement mêlées que l’on peut se demander ce que serait la part véritable du mal physique si on arrivait à éliminer la somme incroyable de souffrances que les hommes infligent aux hommes ». L’un régénérant sans cesse l’autre par le cycle de la vengeance.
L’Homme mal-agissant, qui viole un code moral, éthique de la communauté auquel il appartient, est accusé, blâmé, puni. L’action punitive doit générer la souffrance et l’homme mal-agissant devient l’homme-souffrant, le plus généralement physiquement : réduction de la liberté de se mouvoir, de la capacité d’agir, atteinte à son intégrité corporelle, mort.
Et Ricoeur s’interroge sur cette imbrication constante du mal moral et du mal physique que l’on retrouve dans l’histoire de Job ce personnage de la Bible a qui tout fut enlevé sans raison. Cette imbrication, ce cercle de renforcement permanent lui paraissant l’un des facteurs d’explication de la persistance du mal, de sa pérennité.
Sans toujours le définir, Ricoeur tente encore et encore de comprendre d’où vient le mal.
Il l’attribue aux grands mythes originels et à leur persistance.
[L’éthos,] la création de l’homme dans sa condition misérable, [le cosmos,] le monde créé dans un même souffle. Mythes qui nous contraignent, en nous tirant sans cesse en arrière.
Ricoeur dit même que les mythes originels saturent la question du « pourquoi ?».
Mais se pose alors, pour un chrétien comme Ricoeur ou pour des juifs comme Lévinas ou Hans Jonas, au-delà de leur explication du mal, [de cette théodicée, une herméneutique,] la compréhension des desseins de Dieu.

Comment comprendre ce que Dieu laisse faire ?

Le prix de la liberté et de la responsabilité de l’homme implique donc nécessairement la non-intervention de Dieu, son silence total et l’impossibilité de voir son visage.
Si celui-ci intervient une seule fois, alors l’homme n’est plus l’écrivain de son existence. Quelqu’un l’a écrite pour lui, et il est malgré lui mal-agissant ou bien-agissant. Même s’il est en semi-liberté, si l’intervention de Dieu n’est que direction ou action ponctuelle, il est la encore en soumission totale dans sa relation à Dieu, en dépendance, la main de Dieu pouvant s’abattre à tout moment.
Mais comment accepter son silence face à Auschwitz.
« Qu’est-ce que Auschwitz a donc ajouté à ce qu’on a toujours pu savoir de la terrible, de l’horrible quantité de méfaits que des humains sont capables de commettre et ont toujours commis envers d’autres êtres humains ? ».
Avec Auschwitz il y eut l’absolu du mal, la dévoration des enfants, la destruction de l’homme parce qu’il est Homme.
Et définitivement, sont mortes dans les camps, les croyances, les conceptions de tous ceux qui croient à l’intervention de Dieu, à son dessein, au destin, à la logique de la rétribution. Ils étaient tous innocents, ils étaient tous des enfants. Ils n’étaient pas des « mal-agissants », des pécheurs. Et Dieu s’est tu, et Dieu a laissé faire. Le prisonnier d’Auschwitz a tourné ses yeux vers le ciel, Il lui refusa son visage.
Hans Jonas, philosophe croyant, qui ne veut pas se séparer du concept de Dieu, comme il en a le droit, même s’il n’y « a pas de preuve de Dieu » dit-il, a tenté de trouver une réponse à ce fait insoutenable.
Comment concilier cette totale liberté de l’homme, dont nous avons la preuve puisqu’il a la capacité de faire le mal absolu, et ce Dieu muet ou sans puissance ? Et cette interrogation est théologiquement plus difficile pour un juif que pour un chrétien. Ce dernier attend un salut dans l’au-delà. Le juif voit dans son existence sur terre le lieu de l’immanence, de la création, de la justice et de la rédemption. Et un contrat, une alliance avait été passée entre Israël et son Dieu.
Pour répondre a une aporie de cette importance, Jonas imagine que « Dieu, pour que le monde soit et qu’il existe de par lui-même, a renoncé à son Etre propre ; il s’est dépouillé de sa divinité » en faveur du monde, « et pour une infinité de temps [Dieu] s’en est remis au lent travail du hasard cosmique. »
Mais Jonas ne dit rien du mal, sa préoccupation essentielle étant de trouver une réponse à cette confrontation intime : il y a Dieu, il y a eu Auschwitz, comment ne pas rejeter Dieu, dont il parle comme d’un concept, sans doute pour mieux s’en distancier. Pour contenir son profond désarroi, il invente « quelque chose » qui devrait lui permettre d’y répondre, de l’atténuer ou d’y mettre fin. Concept difficile auquel il ne paraît pas complètement croire puisqu’il précise que l’Homme ne doit pas tout attendre d’un Sauveur.

Comment le mal ?
Si vous souffrez, c’est que vous avez péché. Mais pas du tout dit Job, je me suis bien conduit. Lors de l’entrevue entre Dieu et le satan, qui n’est pas Satan comme il sera défini plus tard, mais un procureur, un accusateur de l’Homme, Dieu dit :

As-tu remarqué Job, mon serviteur ?
Il n’y a personne comme lui sur la terre ;
c’est un homme intègre et droit,
qui craint Dieu et s’écarte du mal
Job 1,8


Billevesées répond à peu près le satan, son intégrité et sa droiture ne sont là que parce qu’il a beaucoup reçu et qu’il a beaucoup à perdre. S’ensuivra le pari, la mise à l’épreuve, la perte de toute sa famille, de tous ses biens, de la maladie, de la misère. Plaintes de Job et arguments de ses amis vont alterner. Et le combat de Job, c’est, nous dit Ricoeur, « la mise en cause violente de cette idée de rétribution ».
La question est donc la suivante : comment penser, se penser, se conduire en juste, par delà l'idée d’une faute initiale, hors des mythes et hors de l'idée de rétribution. Non comme un saint, ou un gourou, ou un imam, ou un marabout, ou un kaddosh, mais comme un juste.
Comme le dit Ricoeur, « l’idée du juste n’est autre que l’idée du bon considéré dans le rapport à autrui »
Un juste serait donc d’abord un homme libre de sa vie et volontaire.
« Mais le prix à payer », dit Ricoeur, « est plus élevé qu’on ne le suppose ». Il y a le mal « rencontré comme inexplicable, comme un fait brut », impossible à définir, et « qu’il n’est pas simple d’accepter comme tel ».
Il rappelle la scène biblique initiale, le dessein de Dieu et la récalcitrance humaine, l’acte fratricide, mais dit « Dieu n’a certainement pas voulu cela, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas pourquoi ... ». Et puis, finalement, Ricoeur propose une réponse magnifique.
Il n’est pas intéressant de tenter de définir le mal, ce serait même contre productif : « le mal c’est ce contre quoi on lutte, quand on a renoncé à l’expliquer ».
Allant dans le même sens, Lévinas parle de transformer l’existant, le surgissement de l’être qui est là, en exister, par des actes libres et volontaires.
Et Ricoeur avoue ne pas savoir pourquoi il faut faire comme cela mais est certain de la valeur libératrice de cette action contre le mal.
Et il me semble qu’il se trouve là les traits de ce qui permet de définir la figure du juste et les conditions de la réalisation de son existence.
Avant même d’avoir lu et travaillé pour écrire ce texte, avant d’avoir cherché à comprendre ce qui pourrait définir ce qu’est un juste, je savais que les habitants du Chambon-sur-Lignon pendant la 2ème guerre mondiale, Nelson Mandela, Germaine Tillon, Geneviève de Gaulle, Varian Fry et de nombreux autres sont des justes.

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Varian Fry


Et pourquoi l’idée du saint ne me paraît pas participer de la même pertinence, même si Mère Térésa a menée des actions justes, remarquables. Certains justes sont chrétiens ou juifs ou musulmans ou athées... mais dans tous les cas, c’est leur rapport inconditionnel à autrui qui me paraît les définir tous.
Les villageois du Chambon sur Lignon pour avoir caché des centaines d’enfants juifs, Nelson Mandela pour avoir demandé la réconciliation plutôt que la vengeance, Germaine Tillon pour avoir été résistante, fait des cours d’ethnologie en camp de concentration pour pouvoir continuer à vivre et à faire vivre, avoir compris les algériens dans leur combat pour l’indépendance, Geneviève de Gaulle pour avoir été résistante, internée à Ravensbrück, présidente d’ATD quart monde, Varian Fry pour avoir sauvé Ernst, André Breton, André Masson, Victor Serge, Marcel Duchamp et quelques centaines d’autres.
Je suis très troublé par un constat. Les justes que j’aie pris en exemples ont très souvent vécus l’oppression, la prison, les camps de concentration ou sont les enfants de parpaillots chassés ou massacrés pendant les guerres de religion.

Etre un juste ?

Mais Job dit :
« Et la sagesse d’où vient-elle ? Où est le gisement de l’intelligence…» Job 28,12

Et si nous devons ne plus penser vers l’arrière, qu’est-ce donc que penser vers l’avant en « dépit du mal », dit Ricoeur. Il ajoute : « Lutter contre ce qui est et ne devrait pas être, le mal, mais aussi ouvrir « l’espace secret d’une sagesse personnelle, d’une sagesse qui ne peut pas être enseignée aux autres, sous peine de devenir immédiatement une falsification et une mystification ? Nous ne pouvons rien dire aux autres sur leur souffrance. Mais, peut-être, une fois confrontée à la nôtre propre, pouvons-nous dire : ainsi soit-il. […] cela ne peut être enseigné, sous peine de reconduire l’autre à l’auto-accusation et à l’autodestruction […] Ce mouvement de la pensée et du cœur est peut-être celui qu’accomplit le Livre de Job dans sa conclusion. Car, de quoi Job, supposé juste, se repentirait-il, sinon uniquement de s’être plaint ? […] Peut-être est-ce là l’ultime réponse au « problème » du mal : atteindre le point de renoncement au désir, au désir même dont la blessure engendre la plainte ; renoncement au désir d’être récompensé pour ses vertus ; renoncement au désir d’être épargné par la souffrance ; renoncement à la composante infantile du désir d’immortalité […]. Peut-être cet horizon de la sagesse fait-il se recroiser l’Occident juif et chrétien et l’Orient bouddhique, en un point situé très loin en avant sur la même voie de la douleur et du renoncement. Je ne voudrais pas toutefois séparer ces expériences solitaires de sagesse de la lutte éthique et politique contre le mal, qui peut rassembler tous les hommes de volonté. Par rapport à cette lutte, l’expérience purement personnelle de renoncement ressemble à ces actions de résistance non violente qui sont des anticipations, en forme de paraboles, d’une condition humaine où, la violence étant supprimée, l’énigme de la vraie souffrance serait tout simplement mise à nu. »
Et comment Ricoeur, concilie t-il tout cela ?
En se nourrissant sans doute du message d’amour et d’action vers l’Autre qu’il trouve dans son travail de philosophe et dans les évangiles. En sachant aussi ce que signifie être un juste, ou vivre en juste ou plus simplement essayer de faire des actes justes. La suite n’ayant que peu d’importance.
Qu’il y ait ou non une divinité.