maimonide.jpg
Je me souviens de ma première rencontre avec Maïmonide. C’était il y a au moins vingt ans, en Andalousie, à Cordoue. La chaleur était épuisante. Nous serions restés des heures, l’esprit suspendu entre les huit cents colonnes de la Mesquita. Seul le soleil de midi pénétrait les ruelles étroites de la judéria qui, le reste du jour, nous donnaient ombre et douceur, nous laissaient apercevoir au fond de sombres passages des patios de fraîcheur. C’est sur une petite place avoisinante que se trouve une statue en bronze de Maïmonide, récente, ordinaire, imaginaire, posée comme une excuse.
En 1492 le dernier prince maure chassé de Grenade quitte Al Andalous. Il passe ce col de la Sierra Nevada qui s’ouvre vers la mer d’où l’on voit encore l’Alhambra. Il se retourne lentement et pousse un soupir de tristesse. Près de huit cents ans de présence !
Quand Maïmonide naquit le 11 mars 1135 dans la judéria de Cordoue, la période de tolérance, de paix, de richesse que l’Andalousie avait connue au 10 et au 11ème siècle était déjà passée ; mais elle avait rendu ce pays riche et avait allumé une lumière autour de la Méditerranée et dans toute l’Europe.
Les conquérants syriens y étaient minoritaires et le pays se composait d’espagnols mozarabes, de berbères, de slaves et de nombreuses communautés juives. Les califes les plus éclairés s’entouraient d’artistes, d’architectes, de docteurs, de philosophes, d’astronomes. La tolérance n’y avait pas le même sens qu’aujourd’hui, elle y était réglementée et les têtes pouvaient tomber brutalement. Mais les juifs pouvaient être médecins ou ministres des califes, les chrétiens avaient des évêques, travaillaient la terre ou étaient artisans, les musulmans commerçaient, construisaient des palais et des jardins, faisaient progresser les mathématiques.
Enfants du Livre et d’Abraham, ils vivaient ensemble, dans un mariage d’amour et de raison, comme on ne sait plus le faire mille ans plus tard, pratiquant leur culte, tous tournés vers l’est, leurs enfants se chamaillaient en langue arabe poursuivant dans les ruelles les chiens affamés.
Moïse Ben Maïmon est fils d’un juge érudit. Sa curiosité est encyclopédique, il lit tous les livres. Le Pentateuque, les psaumes de David, le livre de Job, les Nombres, le Talmud, l’organon d’Aristote, les traités de Galien le médecin grecque de Pergame. Il regarde les étoiles, découvre la logique, étudie les entrailles des animaux que l’on vient de sacrifier et assiste peut-être à des dissections humaines.
Il rencontre vraisemblablement Averroès de quelques années son aîné, lui aussi né à Cordoue, grand philosophe, juriste et médecin arabe. C’est lui qui fit redécouvrir à l’Occident chrétien, qui l’avait oubliée, la philosophie d’Aristote dont il deviendra un très grand commentateur. C’est le qualificatif que Dante lui donnera dans l'enfer de la Divine Comédie. Situation difficile pour un musulman que d’être croyant, d’accepter le texte révélé et d’étudier la rationalité des choses. L’homme de tolérance qu’était Averroès le paiera, sur la fin de sa vie, de disgrâces et de persécutions.
Maïmonide perd sa mère alors qu’il n’a que douze ans, l’année même ou les Almohades venus de Mauritanie avec une armée pauvre, hâve, affamée et nombreuse chasse les Almoravides, tolérants, riches et installés depuis cent cinquante ans.
Les persécutions s’abattent sur les juifs et les chrétiens qui n’ont que trois possibilités, partir, se convertir ou mourir. Les Maïmon partiront en trois jours emportant sur trois mules le contenu de leur maison, laissant là les sépultures de leurs pères. Mais ils sont juifs et leur Dieu est l’Innommable, Celui qui n’a pas de nom ou des centaines, Celui qui n’est pas au-dessus comme l’imagine ceux qui croient au Crucifié, mais en face, Celui que l’on ne représente pas, Celui qui n’est pas là où est la statue, mais partout dans l’univers et dont la parole est dans le Livre. Ils ne partent pas seuls.
Maïmonide a 17 ans, il écrit un traité de logique, d’inspiration aristotélicienne qui traite également de métaphysique et d’éthique.
Errance en Espagne pendant 10 ans, en Provence, à Montpellier 1 où sont plusieurs communautés juives.
Rabi Moshe Ben Maïmon, que la tradition rabbinique nomme RAMBAM, acronyme du nom utilisé traditionnellement pour nommer les grands maîtres, est d’abord juif. Il appartient à cette culture spirituelle pour laquelle le même verbe signifie “ connaître ” et “ aimer ”, le même verbe signifie “ manger ” et “ apprendre ”, le même verbe intéresse le corps et l’esprit.
A 25 ans, Moïse Maïmon est à Fez au Maroc, chez l’oppresseur, chez les Almohades. Il se convertit à l’Islam pour pouvoir continuer à vivre et écrit avec son père un “ épître sur la consolation ” destiné aux juifs qui, comme eux, sont forcés à la conversion ; pour les apaiser, pour réfuter leur apostasie et leur expliquer comment rester, avec quelques actes simples, de vrais juifs. «Il ne faut pas hésiter à se convertir à l’Islam, religion monothéiste,  pour sauver sa vie, Mais aussi vite que les conditions le permettent, il faut fuir la région dangereuse et rechercher refuge en de contrées plus tolérantes et revenir à sa foi.».
Un “ épître sur la persécution ” prolonge l’épître précédent, dans une démarche qui récuse le choix entre une conversion forcée et le martyr, démarche résolument non fondamentaliste et qui est aujourd’hui encore d’une grande modernité. A ceux qui de loin disent «mourez en martyr» pour votre foi, Maïmonide dit non. Ces textes permirent aux juifs d’Espagne, après 1492, de se convertir, à l’injonction d’Isabelle la Catholique, mais de développer l’attitude dite des “ conversos” d’acceptation apparente de la chrétienté et de pratique secrète de la religion. Cervantès, Thérèse d'Avila, Spinoza seraient des descendants de ces convertis.
A 30 ans, Maïmonide est en Palestine ; à Jérusalem il prie devant le Mur occidental du Temple et à Hébron sur le tombeau d’Abraham puis s’installe en Égypte. Son autorité de rabbin s’affirme, ses livres sont recopiés et voyagent autour de la Méditerranée. Il enseigne les Écritures mais refuse d’en obtenir rétribution considérant que l’on ne doit pas “ se servir de la Thora pour labourer son jardin ”. Il exerce la médecine à Alexandrie puis au Caire et devient le médecin personnel du Sultan. Il soignera Saladin (Salah-Al-Din) et Richard Cœur-de-Lion blessé au cours de sa croisade. Il laissera de nombreux ouvrages médicaux et distinguera dans son approche deux catégories : celles qui se rapportent aux corps et celles qui se rapportent à l’esprit. Une prise en compte du psychosomatique en quelque sorte, ce qui rend encore très actuels certains de ses écrits, sur l’asthme en particulier.
A 50 ans il publie son œuvre majeure, le “ guide des égarés ”2 ou“ guide des perplexes ”.
Un ami prêtre me contait un jour sa colère contre une jeune fille quelque peu ravie, emplie d'une foi radieuse, qui lui expliquait qu’elle ne se préoccupait guère du lendemain, de la nécessité de se nourrir et que si elle avait envie de confiture de fraises au petit déjeuner du lendemain matin, Dieu y pourvoirait. Que Dieu satisfasse son envie alors que dans le même temps des milliers d’enfants meurent de faim, qu'Il n'intervint ni à Auschwitz, ni à Hiroshima ne lui posait aucune question.
Et Maïmonide de demander : “ Si Dieu sait, est-il Dieu ? Et s’il ne sait pas l’est-il ? 
Dieu peut-il intervenir ? Non bien sur, s'Il nous veut libre.
Maïmonide dit : “ Dieu n’intervient jamais. N’en attends rien, sers le, c’est tout ”, reprenant en cela les paroles de David à Salomon. Et il ajoute : “ Et si le concept de Dieu t’es problématique, le service de Dieu ne le sera pas ”.
Maïmonide réfute le concept de providence personnelle, tel qu’il ressort dans des dits populaires tels que : “ on ne lève pas le doigt ici-bas que s’il en a été décrété ainsi en haut ”, ou “ A demain, si Dieu le veut ! ”. Et tentant de concilier foi et rationalité, Il développe un principe de providence générale et décrit cinq thèses possibles.
La première dit qu’il n’y a pas de providence et que tout est issu du hasard ou de la nécessité (Epicure, Démocrite).
La deuxième est celle d’Aristote qui dit que le hasard n’existe pas et que tout, sous la lune et le soleil est réglé par des intelligences.
La troisième est encore plus déterministe. Un bateau coule ou une maison s’écroule, tout était écrit.
La quatrième reconnaît une semi-liberté, les actions vertueuses s’accordant à la providence divine et le vice ne s’y accordant pas.
La cinquième, celle de Maïmonide, considère que l’homme a la stricte liberté de choix et n’est pas soumis au déterminisme de la volonté divine.
Les thuriféraires du déterminisme sont encore légions et ne sont pas uniquement religieux. Des gourous de la génétique recherchent pêle-mêle le gène de prédisposition à la violence, à l’alcoolisme, à la mélancolie, aux déviances sexuelles, à la musique, à la folie, à l’intelligence, à la dépression nerveuse, à la créativité... Porte ouverte aux manipulations génétiques, au clonage, à la sélection des embryons.
page du codex MaÏmonide
Au 12ème siécle, Maïmonide affirme donc la liberté de l’homme, il affirme aussi la nécessité de la séparation impérative entre foi et raison.
Les communautés juives d’Andalousie avait intégré dans leur enseignement la lecture des philosophes grecques contrairement aux communautés du nord de l’Europe qui l’interdisaient. Maïmonide va plus loin, si loin qu’il fut soupçonné d’être un rationaliste dissimulé sous un théologien. Pour lui toute interprétation des textes bibliques qui ne serait pas en accord avec la raison serait une interprétation erronée. Maïmonide refuse toute approche magique, surnaturelle, imaginaire de la compréhension des textes. Il n’hésite d’ailleurs pas à aller chercher dans des textes païens des explications complémentaires. Sa fidélité à son peuple, à sa culture, son refus du fanatisme religieux s’accompagne d’une capacité à reconnaître une vérité même quand elle est dite par un ennemi.
D'aucuns affirment toujours que le savoir est dans les textes révélés qui comportent toutes les réponses, sans la moindre possibilité d'herméneutique. Toute conclusion scientifique qui serait en contradiction, serait impie donc interdite. C’est ce type de raisonnement qui faillit coûter la vie à Galilée. Il renia ses conclusions, les sachant de toutes façons exactes, proche de l’attitude qu’aurait vraisemblablement prise Maïmonide.
Maïmonide réfute aussi dans le “ guide des perplexes ” l’idée de la centralité de l’être humain dans la création dont il serait aussi la finalité.
Il fut beaucoup attaqué pour ce refus de la centralité de l’homme et en particulier par les Kabbalistes pour qui l’homme est finalité puisque symbole de la divinité. Thomas d’Aquin ne ménagera pas non plus ses attaques contre Maïmonide pour les mêmes raisons. Pour être certains d’être compris de tous, Maïmonide ajoutait : “ L’Homme n’a aucune supériorité sur l’animal, car tout est vanité ”.
Bien sur, Maïmonide est homme de foi et sa mission est de servir Dieu. Mais sa foi n’est ni niaise, ni béate, ni confortable. La philosophie lui est essentielle pour éviter les égarements, pour épurer les scories de l’imagination humaine et s’éloigner des idolâtries. La raison anime son mode de pensée et de compréhension. Il est résolument contre les intégrismes et l’intolérance.
Thomas D’Aquin, Descartes, Kant, Michel Foucault et Lacan font référence à la pensée de Maïmonide, tout comme YechaYahou Leibovitz, 3 grand biochimiste, philosophe et théologien israélien qui enseigna à l’université de Jérusalem ? Leibowitz commença l’enseignement à plus 65 ans, se battit pour que les femmes aient une égalité religieuse dans le judaïsme, et prit, après la guerre des six jours, la tête de ceux qui pensaient nécessaires la création d’un état palestinien. A plus de 90 ans, il manifestait encore dans la rue pour pousser de jeunes soldats à l’objection de conscience. Leibovitz grand commentateur de Maïmonide, a rédigé de nombreux ouvrages sur ses écrits.
Maïmonide mourut en 1204 au Caire. Sa dépouille fut transportée des années plus tard à Tibériade où elle repose.

1. L' histoire des juifs à Montpellier remonte sans doute à la fondation de la ville en 985.
2. Le Guide des égarés Edition Verdier

3. YechaYahou Leibovitz, La foi de Maïmonide, éditions du cerf

A lire : La Confrérie des Éveillés. Jacques ATTALI. Éditions Fayard, sur Maïmonide et Averroes
A voir : Le destin, film de Youssef Chahine sur Averroes
A voir : vidéo "Leibowitz l'homme responsable devant Dieu"
A voir : vidéo "Maïmonide, "homme de foi, homme de pensée"