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Révolutions de JMG Le Clézio. Gallimard, 2003.

Extrait :

«On a le cœur qui bat, quand on revient après une longue absence. C’est comme après la guerre. On avance dans les rues en flairant un peu, cherchant les traces. On guette les bruits familiers, on remonte des filières. Les rues du quartier de la gare, toujours aussi vides, inutiles. Le Café des artistes, sa devanture terne, son rideau pisseux qui cache aux regards extérieurs la grande salle généralement occupée par des assemblées de copropriétaires. L’Hôtel Briggs où Jean avait été veilleur de nuit, son entrée délabrée, ornée de cariatides obèse, sa cage d’escalier en fil de fer. Les magasins, dépôts d’aspirateurs, fabriques de cartes de visite et de menus de mariage, buraliste, marchand de couleurs, marchand de tissus, marchand d’ampoules électriques. La plupart sont fermés à cause de l’été finissant, cette saison où l’ombre est chaude, le goudron de la chaussée pareil à la mer, la mer lourde couleur de bitume. La saison qui autrefois faisait naître dans le cœur de Jean une insurmontable angoisse, comme à l’approche du printemps.

Il marche dans ces rues, sans vraiment chercher un but, une porte, un numéro. La façade de la supérette a si souvent changé qu’on ne sait plus si c’est un Timmy, un Codec, un Casino ou un Bon Lait. Le rideau de fer est baissé, il y a un papier scotché de travers, un peu effiloché : Fermé pour cause d’inventaire. La date de réouverture a été mangée par le soleil.

Hier, en entrant dans l’appartement de ses parents, Jean a eu un haut-le-cœur. Rien n’a changé ici, mais rien n’est plus comme avant. Atmosphère surchauffée, odeur de moisi, poussière. Le père de Jean s’est tassé, il ne bouge plus. Il passe ses journées assis dans son fauteuil roulant, tourné vers la fenêtre, à regarder le mur jaune de l’immeuble en face. Il ne parle pas. L’attaque a rongé sa parole, a raidi ses tendons. Sur son visage maigre, un sourire inexpressif s’est figé. Il y a la lissité de l’angoisse. Jean a été stupéfait de sa beauté. Maintenant il ressemble au soldat de l’armée coloniale, au temps de la guerre des Chiens-Courants, quand il avait tenu tête au haut commandement pour sauver la vie de la terroriste chinoise Lee Meng. Cette histoire qui était sa légende, sa gloire et son échec, et qui l’avait renvoyé en Europe brisé et malade. Ses cheveux blancs ont poussé, descendent sur ses épaules. Il a une barbe taillée à coups de ciseaux, des sourcils en broussaille. Sharon s’est excusée : « Il ne voulait pas, mais moi je ne pouvais plus le raser, tu comprends ? »

Elle a embrassé Jean longuement. Elle avait les yeux pleins de larmes. «Tu ne vas pas repartir ?» Elle semblait déprimée, fatiguée. Jean essayait de la rassurer, de la distraire. Il a partagé le dîner, le riz blanc et les brèdes au cari. Sharon a posé la question : «Tu vas essayer de régler ta situation pour le service militaire, n’est-ce pas ?» Il a répondu évasivement. Maintenant que la guerre était terminée, cela n’avait plus grande importance. Peut-être même qu’on l’avait oublié. À son père, Jean a donné l’accolade, le temps de sentir à quel point ce corps était devenu léger. Il a donné sa main, et son père s’est agrippé à cette main de toutes ses forces, comme s’il n’allait plus la mâcher. Jean souriait et grimaçait, il était ému de se rendre compte que toute la force de cet homme était passée dans ses mains.»