C'est l'édito de Philippe Val dans Charlie Hebdo du mercredi 2 juillet 2008, que je vous invite vivement à vous procurer sans tarder. C'est pas bien de lui piquer son article.
Mais j'aurais tellement aimé être capable de l'écrire, avec ces mots là et avec cette justesse de propos et d'analyse que je n'ai pas résisté à vous le faire partager.
Quand je vois un père ou une mère qui fout une tarte à un môme à lui dévisser la tête, au supermarché, dans la rue ou ailleurs, il m'est impossible de ne pas réagir. Faut dire aussi que j'ai une "culture" et quelques données expérimentales anciennes sur la question !

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Rembrandt - Zittend Naakt (nu assis) - eau forte


Dans le bar du TGV, une mère en train de se commander un sandwich. A ses pieds, deux gosses en bas âge. lls piaillent trop fort, comme le font désormais les enfants dans les trains. Soudain, maman, jusque-là indifférente au souk que les deux gamins foutent dans la voiture-bar, craque, et gueule, juste un peu plus fort que ses deux-têtes-blondes-et-bouclées-d'accord-c'est-du-souci-mais-c'est-aussi-tellement-de-joie afin d'en être entendue : "Mathis ! MATHIS !!! Si tu tapes ton frère, je te mets la fessée !"

Et voilà, la boucle est bouclée. Tu tapes, je te tape, je suis tapé, je taperai, c'est la fabrique universelle du con. Mais si maman tape Mathis et que Mathis, en arrivant à la gare, dit à son papa que maman l'a tapé, peut-être que papa ne sera pas d'accord avec maman et lui foutra une beigne. Dans la baffe, c'est la première qui brise le tabou, après, c'est facile.

Le Conseil de l'Europe vient de lancer une campagne contre les châtiments corporels. Sur l'affiche, on peut lire ceci : "Quand on frappe les adultes, c'est une agression, quand on frappe les animaux, c'est de la cruauté, quand on frappe les enfants c'est pour leur bien." Encore aujourd'hui, la facilité avec laquelle la langue justifie que l'on batte un gosse en dit long sur la généralité de la pratique. Evidemment, les bonnes grosses voix de bon sens ont trouvé, là encore, un argument : "Eh ben i manquait pu ksa, vla maintenant kleurope veut nous dire comment ki faut élever nos gosses...".

La Cour européenne des droits de l'Homme a arrêté que "tous les châtiments corporels sont contraire aux droits de l'enfant". Que les anti-européens se rassurent : la France n'a pas voté de lois pour se mettre en conformité.

Les psychanalystes sont formels : jamais de châtiments corporels. L'éducation n'est pas un dressage, mais un apprentissage de la liberté et de la responsabilité. Certes, on voit bien à quel point il est facile de se moquer de cette campagne européenne contre la fessée, à l'heure de la crise du pétrole, de l'immobilier, du pouvoir d'achat et du dollar qui chute. Mais l'Europe, avant tout, c'est une certaine idée de la civilisation et du droit. Les civilisations sont produites par les individus, et les individus ne sont pas les mêmes selon qu'ils vivent dans une société où l'on peut ou non frapper les enfants.

Tout le monde s'accorde à dire, par exemple, que les prisons françaises sont un scandale. En effet, c'est le meilleur endroit du monde où un délinquant peut apprendre à devenir un criminel. L'enfermement dans les conditions actuelles est destructeur pour les individus, humiliant, et dangereux pour leur santé physique et mentale. Tout le monde le sait. Tout le monde dit que c'est mal, mais au fond, tout le monde s'en fout, puisque ça fait trente ans qu'on ne fait rien, que ça empire, et que ça empeste la société française. Mieux : tout le monde sait que cette aggravation des conditions de détention s'assimile à la torture. Mieux, elle est utilisée comme telle par l'autorité judiciaire. La Cour des droits de l'Homme condamne régulièrement la France pour cela, et pourtant rien ne change. Pourquoi ? Parce qu'on est dans un pays d'enfants battus, et que tout le monde se résigne à l'insupportable. Personne ne se sent le droit de contester profondément la violence excessive et inacceptable du châtiment. C'est une culture. Le cas de François Bayrou est intéressant. Il dit lui-même que la baffe qu'il a balancée au gosse qui tentait de lui faire les poches a lancé sa campagne de 2002. La réaction instinctive de Bayrou, à mon sens regrettable, mais compréhensible, est une chose. La popularité qu'il en a tirée, en revanche, est désespérante. Elle en dit long sur la vérité profonde des rapports entre parents et enfants. Lorsque le coup arrive sur l'enfant, il vient de la force indépassable de l'adulte. Il imprime l'idée que ce châtiment est sacré, fatal, et qu'il est vain, voire même qu'il est périlleux de le discuter. Le geste est lui-même l'affirmation d'un pouvoir jamais négociable qui ne laisse comme issue à l'enfant que la dissimulation, le mensonge, la fuite, et la culture du talent pour manipuler ses parents, s'il le peut. Lorsque la vie d'un individu est bordée par ces deux jumeaux, le châtiment et la récompense, on peut dire sans risque de se tromper qu'il s'agit d'une vie ratée, quand bien même, matériellement, elle ressemblerait à une vie réussie. En Suède, par exemple, les châtiments corporels sont interdits. Et les prisons sont les lieux de réhabilitation où la vie est décente, ce qui ne retire absolument rien à l'autorité judiciaire. Le taux de récidive y est quasiment nul, alors qu'en France il tourne autour des 50 %. Ceux qui ne frappent pas les mômes n'accouchent pas de la même civilisation que ceux qui les tapent "pour leur bien".

Il serait intéressant de faire une enquête auprès des pédiatres pour savoir combien ils traitent de pathologies dont la cause directe ou indirecte est le châtiment corporel. Les coups portés aux enfants sont la troisième cause de mortalité infantile. L'amour parental, l'amour filial, autant d'amours qui ne se discutent pas. Et pourtant on a bien tort. Toute cette guimauve sentimentale cache un continent où ne règnent ni l'amitié, ni l'amour, ni la confiance. Quand un tout-petit terrorisé prend un coup, comment ne pas imaginer que, pour lui, le monde entier le menace ? C'est l'école de la paranoïa, de la névrose, et de la formation de psychose. Et c'est le cas de le dire : tous n'en mouraient pas, mais tous étaient frappés. La langue, une fois encore, le dit elle-même, précisément quand on dit de quelqu'un de déséquilibré : il est frappé. Si Freud a mis en lumière le fameux complexe d'Oedipe, amant de sa mère et assassin de son père, on ne s'est pas assez posé la question des sentiments qui animent les parents vis-à-vis de leurs enfants. On les suppose d'entrée de jeu bienveillants. lls sont, à la fois, l'amour et l'autorité et la sécurité, quoi qu'il arrive. Les rares qui manifestent ouvertement par leur attitude indifférente ou agressive une absence d'amour sont considérés comme monstrueux, c'est-à-dire exceptionnels. C'est une pure hypocrisie. Le nombre de parents traversés par des pensées malveillantes, voire par la haine de leur gosse, est considérable, mais ils maquillent leurs sentiments inavouables du fard de l'autorité "sévère mais juste". lls dissimulent ainsi la vérité de leur méchanceté sous l'alibi d'une éducation responsable. Si la famille était ce havre d'amour et de valeurs éternelles dont on nous rebat les oreilles, Shakespeare n'aurait jamais écrit Hamlet.

Une autre enquête serait intéressante : dans nos fameuses banlieues d'où déboulent des petites bandes qui provoquent des bagarres violentes, qui brûlent des bagnoles, et qui sèment la terreur dans leur cité, que pensent les parents des châtiments corporels ? Ils ont dû constituer la moitié du dialogue entre les générations. Il y a gros à parier que ces enfants ont pris des coups, des gifles, des fessées, jusqu'au jour où ils sont devenus assez grands pour foutre la trouille à leurs parents. Ces jeunes sont le cauchemar de la société. Et pourtant, ce sont vraisemblablement ceux qui ont reçu les coups les plus fréquents et les plus violents. On ne peut pas dire qu'il en résulte une génération merveilleusement éduquée. Ca devrait faire réfléchir les partisans "d'une bonne baffe de temps en temps pour rétablir l'autorité". Ben non. A croire qu'au fond le but de la baffe et de la fessée, c'est la baffe et la fessée, sorte de décharge orgastique qui contient sa propre nécessité, et dont le sens qu'on lui donne n'est qu'un alibi pour pouvoir continuer à frapper.


Philippe Val - Charlie Hebdo N° 837 - 2 juillet 2008