L’étymologie et la signification

En hébreux mehilah , le pardon des péchés et des transgressions est l’un des treize attributs divins cités dans Exode 34,6-7.  « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité ».

En grec, aphésis est un nom d’action qui signifie « laisser aller, laisser partir ».

Il a de multiples significations, très banales, que l’on utilise par exemple quand on tient quelqu’un pour quitte d’une dette financière, quand on parle de la libération d’un prisonnier ou de l’affranchissement d’un esclave, il peut même être question de « relâcher » la terre cultivable tous les sept ans[1].

Flavius Josèphe[2] au cours du premier siècle utilise toujours l’aphésis dans une acception littéraire et parle de « pardonner les fautes passées » dans le sens d’absoudre, mais toujours dans un sens profane.

Au 12ème siècle, pour le philosophe et rabbin Maïmonide, l’individu doit s’assurer du pardon divin, et pour cela respecter trois étapes : confesser, c’est à dire avouer son péché, se repentir, c’est à dire le regretter, puis prendre la résolution de ne plus pécher. Mais ensuite, il ne doit pas se contenter d’obtenir le pardon de Dieu, il lui faut également s’efforcer d’obtenir le pardon de son prochain. Prochain qui a lui aussi des obligations dans ce processus, puisque même victime ou offensé, il lui est demandé de ne pas rejeter plus de trois fois la demande de pardon : « soit souple comme un roseau et non rigide comme un cèdre »[3].

Dans la tradition chrétienne, l’aphésis perd totalement son sens profane et, utilisé 36 fois dans les Évangiles, il signifie uniquement le « pardon des péchés ». Jésus n’annonce pas seulement le pardon, il l’exerce, il atteste qu’il a le pouvoir de l’exercer et transmet ce pouvoir.


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Pierre Soulages


Le pardon est donc un héritage religieux, que Jacques Derrida qualifie « d’abrahamique », terme dans lequel il rassemble « les judaïsmes, les chrétientés et les islams ».

Par-delà le don, au-delà du don, au-delà donc de l’action de donner, il y a le pardon. Pardonner, ce serait remettre à quelqu’un la punition d’une faute ou d’un péché, ce serait considérer une offense comme non-avenue, ce serait renoncer à en tirer vengeance, mais c’est sans doute beaucoup plus encore comme nous allons essayer de le voir.

Le champ sémantique du pardon

Aujourd’hui, le champ sémantique qui voisine le pardon est étendu et susceptible d’introduire des confusions ou des restrictions de sens. On y rencontre la faute, le sacrilège, la honte, la culpabilité, la vengeance, la justice, l’injustice, etc.

Le pardon n’est réductible ni à la repentance ni à l’excuse qui sont regrets de l’acte commis, ni à l’aveu qui est reconnaissance de cet acte, ni à l’amnistie et à la prescription qui libèrent juridiquement, ni à la clémence qui adoucit le châtiment, ni à la magnanimité qui est bienveillance. Le pardon est un concept créé pour apporter une réponse à la possibilité de vivre ensemble malgré les conflits interpersonnels, interfamiliaux, interclaniques, pour sortir des cercles de vengeance.

Pourquoi s’intéresser au Pardon ?

Il y a mon histoire d’abord, que je ne développerai pas au-delà du nécessaire, mais qui est sans doute l’un des moteurs de mon intérêt sur ce sujet. Je me suis aperçu, assez tardivement, que le refus du pardon pouvait empoisonner la relation à soi-même et aux autres. Que ce pardon, qu’un jour au plus profond de soi-même l’on donne, libère, rend plus léger, alors même que les conséquences de la souffrance subie sont toujours présentes, qu’elles sont mêmes en grande partie constitutives de ce que nous sommes, que ceux qui en sont les responsables n’en sont que peu conscients et que de surcroît l’idée même d’en demander pardon ne leur traversât jamais l’esprit.

ll y a aussi ce siècle dans lequel j’aurai vraisemblablement le plus vécu et qui fut constitué d’indicibles génocides, guerres, massacres, que je cherche à comprendre dans l’espoir de pouvoir participer à éviter qu’ils se perpétuent, n’évitant pas en cela de poser la question du mal, de la mémoire, de l’oubli, de la justice, de la réparation et du pardon.

Il y a enfin cette prolifération des excuses étatiques, politiques, ecclésiastiques, « la grande scène du repentir » [4]: Jacques Chirac s’excuse au nom de la France pour les déportations des juifs sous Vichy, le président allemand se rend à Oradour-sur-Glane, le Pape demande pardon pour Galilée et le Japon à la Corée, alors même que le concept de pardon n’est pas né et ne s’est pas développé dans ces cultures. Au Japon, accorder le pardon à un individu qui a commis un délit, c’est l’autoriser « techniquement » à réintégrer la société et a y être à nouveau utile.

Cette mondialisation du concept de pardon, ou comme le dit Jacques Derrida cette mondialatinisation du concept de pardon, ne présente t-il pas un risque de le vider de son sens, de sa fonction, de son utilité ?

Les guerres, les crimes, les atrocités ont accompagné l’homme depuis toujours. Pourquoi donc le pardon est-il aujourd’hui un concept plus discuté qu’il ne le fut jamais, qu’est-ce qui a donc changé ?

La nature même des monstruosités commises pendant le 20ème siècle et la connaissance quasi universelle que nous en avons me paraissent être deux éléments déterminants. Mais comment parler de pardon après la Shoah, le génocide arménien, le Cambodge, le Rwanda, le Kosowo, la Somalie… ?

Et si, comme le dit le philosophe Vladimir Jankélévitch, « le pardon est mort dans les camps de la mort », alors plusieurs questions se posent.

Le pardon est-il possible ?

Derrida pense qu’il y a bien de l’impardonnable mais que paradoxalement la seule chose qui reste justement à pardonner, « qui appelle le pardon », c’est l’impardonnable.

Des survivants d’Auschwitz, du Ghetto de Varsovie ou d’Oradour ont déclaré avoir pardonné à ceux qui ont décimé leur famille, leur village, leur peuple. « Le pardon doit s’annoncer comme l’impossible même. Il ne peut être possible qu’à faire l’impossible. » nous dit Derrida. [5] A l’infini du mal infligé, il demande de répondre, par l’infini de l’amour, par l’infini du pardon, sans condition et en l’absence de toute réciprocité, de façon complètement dissymétrique. « Aimez votre ennemi ! ».

Vladimir Jankélévitch, hanté par le génocide nazi et sa négation de l’égalité ontologique des êtres humains n’est absolument pas du même avis. D’une fureur inconsolable, il pense que ces crimes sont impardonnables et imprescriptibles (ce qui impliquent que d’autres crimes ne le soient pas), introduisant en cela le refus que le temps « émousse toutes choses », que le temps rende impossible la justice due aux victimes, et que « le temps qui travaille à l’usure du chagrin comme il travaille à l’érosion des montagnes, le temps qui favorise le pardon et l’oubli, le temps qui console, le temps liquidateur et cicatrisateur, n’atténue (…) la colossale hécatombe» .[6] Pour de tels crimes la  « loi d’oubli ne joue pas »..

Cependant, au cours des siècles, d’autres crimes odieux furent commis, ne serait-ce que pendant la 1ère guerre mondiale. Alors, quelle différence entre Verdun et Dachau ? « C’est que nous sommes, [avec le génocide des juifs, des tsiganes, des homosexuels ou des handicapés mentaux] en présence d’un crime métaphysique, qui vise à supprimer l’existence de l’Autre, non pas en tant que tel ou tel, mais en tant qu’Homme ».

Mais soit, nous dit Jankélévitch, posons la question du pardon.

« Pour pardonner, il faut que le bourreau demande le pardon. C’est la détresse (…) du coupable qui seul donnerait un sens et une raison d’être au pardon. (…) Il faudrait pour prétendre au pardon, s’avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes. (…) mais nous ont-ils jamais demandé pardon ?»

Pour pardonner, il faudrait pouvoir aussi « punir le criminel d’une punition proportionnée à son crime.[7]» ce que la monstruosité de ces crimes rend impossible.

Et puis, ajoute Jankélévitch, seules les victimes pourraient pardonner, et ce pardon suppose la parole dont on a voulu les priver. Alors qui peut s’arroger le droit de pardonner, en vertu de quels principes ?

« Seigneur, ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu’ils font » [8].

Le pardon des crimes monstrueux serait donc impossible et imprescriptible. Vers la fin de sa vie Jankélévitch eut cependant des positions plus nuancées quand il disait « il existe entre l’absolu de la loi d’amour et l’absolu de la liberté méchante, une déchirure qui ne peut être entièrement décousue ». [9] 

Mais ne peut-on situer le pardon qu’a l’extrême horizon du mal absolu. Il y a aussi celui ou celle qui ne demande pas vengeance contre celui qui a tué hier, lors du braquage d’une banque, sa femme et son enfant ?

Edgar Morin parce qu’il ne se situe pas uniquement face à l’irréparable peut poser la question autrement et demander aux communautés, aux peuples, aux états, de ne pas confondre l’acte et la personne qui l’a commis, de prendre en compte les contextes culturels, psychologiques, ethniques, même « s’il est difficile d’appréhender le poids du contexte ».

Il sait à quel point le pardon est difficile. Mais « Il y a l’infini du pardon ». Alors se situant sur un chemin, il propose des étapes. Il demande d’abord que nous sortions de l’archaïque loi du talion. Il ne demande pas que nous donnions tout de suite le pardon qu’il sait être plus loin, plus difficile à atteindre, mais de commencer par la non-vengeance, puis progressivement d’avancer sur le chemin de la compréhension, de la clémence, de la mansuétude, de la magnanimité. Le pardon qu’il espère est un pari « éthique » qu’il propose pour refuser que le mal fait par les tortionnaires nous envahisse et progresse en nous-mêmes, pour ne pas céder non plus à une « exigence éperdue de châtiment », pour atteindre progressivement, aussi lentement que l’homme en est capable, une société plus civilisée.

Mais il convient de ne pas oublier que toute démarche qui amènera un jour au pardon ne peut commencer qu’après que la justice soit passée. Rien en fait ne pourra réellement commencer tant que celle-ci n’aura pas été rendue. La création d’un Tribunal Pénal International par exemple est, dans cet objectif, un outil nécessaire. Pardonner avant de juger reviendrait à accepter l’impunité et ajouterait à l’injustice et à la douleur des victimes. Pour que la victime puisse commencer son deuil et aller vers le pardon, pour que le coupable puisse mesurer la gravité de son acte, en accepter la sentence et donner une suite à sa vie, la justice se doit d’être et d’être juste. C'est exactement la fonction, limitée et tardive certes, mais essentielle du procès de Douch au Cambodge.

C’est vis à vis de ce devoir de justice que nous devons aux victimes que se situe le devoir de mémoire. Quel équilibre trouver entre trop de mémoire et trop d’oubli ? Comment refuser de s’inscrire dans une histoire, dans une culture et hériter dans le même temps de toutes les offenses commises par ses pères ? Comment être descendant de Mozart et petit-fils de Wagner ?

Ne vaudrait-il pas mieux oublier ?

C’est ce que propose l’article 1 de l’Édit de Nantes qui arrêtera la guerre entre les Français catholiques et protestants et qui dit « La mémoire de toutes les choses passées d’une part ou d’autre… demeurera éteinte et assoupie comme s’il s’agissait de choses non advenues. »

C’est ce que fit De Gaulle avec les français, quand il réécrivit, des la fin de la guerre, une France qui ne comptait que des « résistants » au nom de la paix civile à reconstruire. Et il est bon parfois de fermer les yeux, de mettre le visage dans ses deux mains et de se dire que tout cela n’a pas eu lieu, que l’on soit l’offensé ou l’offenseur.

Mais l’on sait depuis Freud, que le retour du « refoulé » pour les individus comme pour les peuples, le retour du traumatisme enfoui, crée des névroses qui seront la cause de maladies, de catastrophes ou de monstruosités peut-être pire encore.

Pour Paul Ricoeur[10], le devoir de mémoire est nécessaire et ne conduit pas à ressasser de vieilles choses, mais à mettre le passé obsédant et traumatisant à distance, à l’empêcher de corrompre le présent. Le devoir de mémoire devient alors libération et permet de se tourner vers l’avenir car il retourne la mémoire en projet.

Alors, puisqu’il n’est pas possible de compter sur l’oubli, il faut donc reparler du pardon.

« Tu vaux mieux que tes actes », c’est l’énonciation à partir de laquelle Paul Ricoeur, s’adressant au criminel, pense lui, le pardon possible. Il décide à partir d’un acte tourné vers le passé - pardonner le crime qui a été commis hier - de construire l’avenir. « Je ne te résume pas aux actes que tu as commis. »

Et contrairement à Jankélévitch qui pense que face à l’impardonnable le pardon n’est pas possible ou extrêmement difficile, contrairement à Derrida qui décide de pardonner l’impardonnable, sans contrepartie, sans demande d’aucune sorte, sans condition, Ricoeur propose un pardon qui rétablit l’échange, qui sauvera la possibilité de communiquer, de parler, avec celui-là même qui, par ses actes, a rompu la possibilité d’une communication interhumaine. Mais, il en attend une réciprocité et il espère que ce sera l’amour !

Le temps et le pardon

Histoire, mémoire, oubli, imprescriptibilité, la relation entre l’homme et le temps est donc un élément essentiel pour aborder le pardon. Le temps qui échappe à l’homme. « Le fait [qui fut] accompli (le crime ou l’offense par exemple), emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l’emprise de l’homme, mais pèse sur son destin. (…) Derrière la mélancolie de l’éternel écoulement des choses, (…) il y a la tragédie de l’inamovibilité d’un passé ineffaçable. » C’est ainsi qu’Emmanuel Lévinas aborde ce sujet.

[11]

Lévinas craint que l’homme ne trouve pas dans son présent de quoi effacer un passé douloureux et ne puisse pas y vivre complètement sa liberté. Ce pourrait être le cas des victimes des crimes nazis pour lesquels le poids du passé obérerait cette liberté de vivre complètement le présent, mais aussi celui de certains allemands de la génération née après la deuxième guerre mondiale.

Et Lévinas voit alors dans le pardon, celui que l’on demande, celui que l’on donne et celui que l’on reçoit de quoi modifier l’irréversibilité du temps, qu’il résume dans cette phrase magnifique : avec « le pardon qui répare », (…) « le temps s’affaisse énervé au pied de l’homme comme une bête blessée.» et rend à l’Homme le choix de sa destinée.

Mais où trouver la force de pardonner

Nous tuons et nous sommes tués. Parce que nous sommes tous, toujours, à un moment de notre vie, et l'agresseur et la victime ? Est-ce que pouvoir pardonner sans préalable, sans exigence, sans condition, ce ne serait pas aussi être capable de mourir à un passé pour en renaître et vivre.

Nombreux furent les victimes des camps, tel Primo Lévi, qui se suicidèrent quelques années plus tard faute d'avoir pu trouver en eux la force de pardonner.

Vladimir Jankélévitch ne put sortir de sa douleur extrême parce qu'il ne trouvât pas en lui de quoi pardonner à ceux qui l'avait tué, en tuant sa famille, son peuple, l'Homme.

Parce que pardonner est un action difficile, personnelle, intérieure, inconditionnelle. Nous essaierons de trouver, peut-être, la force de pardonner par le Savoir, la Tolérance, l’Humilité, la Sagesse et l’Amour.

Permettez-moi pour terminer de vous proposer un bref extrait d’un texte de Jorge-Luis Borgès « Aspérion » dans lequel Le Minotaure, enfermé dans le Labyrinthe, nous dit :


[« Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J'entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l'un après l'autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m'aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J'ignore qui ils sont. Mais je sais que l'un d'eux, au moment de mourir, annonça qu'un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu'à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu'il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d'homme ? Ou Sera-t-il comme moi ? » Le soleil du matin resplendissait sur l'épée de bronze, où il n'y avait déjà plus trace de sang.
« Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu. » ]

F. D.



[1] Sens utilisé dans les Septante

[2] Historien juif, deuxième moitié du 1er siècle

[3] Taan 20b

[4] Jacques Derrida Le siècle et le Pardon page 106

[5] Jacques Derrida,  Le siècle et le Pardon p109

[6] Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible p 25

[7] Vladimir Jankélévitch, Pardonner ? p29

[8] Vladimir Jankélévitch, Pardonner p43

[9] Vladimir Jankélévitch, l’imprescriptible p14

[10] Paul Ricoeur, « La mémoire, l’histoire, l’oubli »

[11] Emmanuel Lévinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » éditions Rivages poche 1997