Camus

Un de mes amis disparaissait il y a quelques mois. Né à Alger, il était un grand admirateur de Camus dont il avait lu tous les livres. Début janvier, j'ai écrit puis lu, pour lui, ce petit texte.
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Comment parler de Camus, de l'Algérie, de 1962, de l'exil, moi né dans le froid, en décembre, en Bourgogne. Comment dire la chaleur écrasante qui tombe à midi dans les ruelles de la médina, « l’ombre d’un homme qui marche au soleil… » 1, les voix chantantes des femmes qui s’interpellent d'une maison l'autre, la musique francarabe de Blond Blond, de Reinette l'Oranaise ou de Lili Boniche qui emplit les cours, les murmures du oud.
Je n'ai pas respiré ces odeurs de paprika, de cumin, de ras el hanout, de harissa, d'huile d'olive qui font violemment resurgir la mémoire.
Que sais-je du goût des sardines grillées dans le kanoun, de la finesse du couscous lentement roulé dans les paumes, des pâtes fraîches qui sèchent sur les terrasses.
Et les cris des enfants arabes, kabyles, français, espagnols, musulmans, juifs, chrétiens jouant ensemble.

Camus :
« C’était encore les oliviers, les linges bleus du ciel entre les branches, et l’odeur des lentisques le long des prés roussis où séchaient des étoiles violettes, jaunes, rouges (…)
Depuis la baie à la courbe parfaite tout en bas, une sorte d’élan brassait les herbes et le soleil, et portait les pins et les cyprès, les oliviers poussiéreux et les eucalyptus jusqu’au pied de la maison. Au cœur de cette offrande fleurissaient, suivant les saisons, des églantines blanches et des mimosas, ou ce chèvrefeuille qui des murs de la maison laissait monter ses parfums les soirs d’été. Linges blancs et toits rouges, sourires de la mer sous le ciel épinglé sans un pli d’un bout à l’autre de l’horizon, la Maison devant le Monde braquait ses larges baies sur cette foire des couleurs et de lumières. Mais, au loin, une ligne de hautes montagnes violettes rejoignait la baie par sa pente extrême et contenait cette ivresse dans son destin lointain.
» 2
« Ce pays est sans leçon. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l’instant où l’on en jouit. » 3

J'ai le même âge que mon ami disparu.
C'était début 1960, je venais d'avoir treize ans et j'entendis parler de Camus pour la première fois. La voiture dans laquelle il se trouvait fit une inexplicable embardée à quelques kilomètres de chez moi ; le village bruissait de cette nouvelle, Camus, prix Nobel de littérature, est mort. Le lendemain, L'Yonne républicaine, le journal local, fut ma première rencontre avec Albert Camus.
Né en Algérie, près de Constantine, en 1913. La famille de son père est originaire du bordelais ; il est tué au début de la guerre de 1914 ; de son père, Camus ne connaîtra que quelques photographies et une anecdote significative : son dégoût devant le spectacle d'une exécution capitale.

Camus :
« Vous n’avez jamais vu fusiller un homme ? Non, bien sûr, cela se fait généralement sur invitation et le public est choisi d’avance. Le résultat est que vous en êtes resté aux estampes et aux livres. Un bandeau, un poteau, et au loin quelques soldats. Eh bien non ! Savez-vous que le peloton des fusilleurs se place au contraire à un mètre cinquante du condamné ? Savez-vous que si le condamné faisait deux pas en avant, il heurterait les fusils avec sa poitrine ?
Savez-vous qu’à cette courte distance, les fusilleurs concentrent leur tir sur la région du cœur, et qu’à eux tous, avec leurs grosses balles, ils y font un trou où l’on pourrait mettre le poing ? Non, vous ne le savez pas parce que ce sont là des détails dont on ne parle pas. Le sommeil des hommes est plus sacré que la vie pour les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste à ne pas insister, tout le monde sait ça. Mais moi je n’ai pas bien dormi depuis ce temps là. Le mauvais goût m’est resté dans la bouche et je n’ai pas cessé d’insister, c'est-à-dire d’y penser.
» 4
La mère d'Albert Camus était originaire de Minorque en Espagne ; quasi sourde elle ne saura jamais ni lire ni écrire et comprenait son interlocuteur en lisant sur ses lèvres.

Camus :
« Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l'éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les éleva à la dure ». 5
À l'école communale, il est remarqué par son instituteur, Louis Germain, qui lui donne des leçons gratuites et l'inscrit à onze ans sur la liste des candidats aux bourses, malgré la défiance de sa grand-mère qui souhaitait qu'il gagnât sa vie au plus tôt. Camus gardera une grande reconnaissance à Louis Germain et lui dédiera son discours de prix Nobel.

Camus :
« A personne en tout cas, au lycée, il ne pouvait parler de sa mère et de sa famille. A personne dans sa famille il ne pouvait parler du lycée. » 6
J'ai retrouvé Camus quelques années plus tard ; j'avais 16 ans et j'étais pensionnaire dans un lycée technique. Mon professeur de français avait été rappelé pour aller en Algérie, les journaux étaient remplis des discours de De Gaulle, des attentats de l'OAS ; des arabes avaient été massacrés à Charonne, j'étais gaulliste héréditaire à la maison mais proche de mes copains fils de militants communistes au lycée. Nous étions sans doute beaucoup plus politisés que le sont aujourd'hui les jeunes du même âge. Nous commencions à lire.
A la rentrée de 1963, l'expression « pieds-noirs » survint dans notre vocabulaire en même temps qu'arrivait dans ma classe un grand adolescent brun qui nous effrayait. Il devint en quelques jours la réalité vivante de tout ce que nous lisions et entendions à la radio. Hurlant sa haine de De Gaulle qui les avait trahis, sa souffrance d'avoir été chassé de chez lui, d'être ici, dans le froid, dans la précarité. Nous avons tout perdu ne cessait-il de dire ; homme révolté, il nous fit vieillir de quelques années en quelques mois.

Camus :
« (…) il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme homme pour ensuite naître encore d’une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres… » 7
« La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon cœur fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. » 8
Les livres se vendaient en poche et ne coûtaient rien.
Nous lisions Camus, La peste et L'étranger ; Sartre, L'âge de raison, Le mépris.
Nous étions des enfants de la fin de la guerre, La peste nous comprenions. Mais L'étranger nous était quasi incompréhensible, inaccessible. Meursault tue un arabe de cinq balles de revolver. Sans raison, j'étais accablé par la chaleur et le soleil, dit-il.

Camus :
« Meursault n’est pas du côté des juges, de la loi sociale, des sentiments convenus . Il existe comme une pierre ou le vent sous le soleil, qui eux, ne mentent jamais. Si vous envisagez le livre sous cet aspect vous y verrez une morale de la sincérité et une exaltation à la fois ironique et tragique de la joie du monde. Ce qui exclut l’ombre, la caricature expressionniste ou la lumière désespérée. » 9

Sartre me terrifiait, essentiellement le personnage de Daniel, pédéraste, méchant, lâche, un immondice qui n'arrivait pas à exister selon les mots de Sartre ; la scène pendant laquelle il veut noyer ses chats, mais n'y parvient pas, hantait mes cauchemars d'adolescent en quête de sens et d'existence.
Notre classe était coupée en trois. Les enfants de gaullistes, les enfants de communistes et ceux qui ne voulaient pas faire de politique. Les défenseurs de Camus, ceux de Sartre et ceux qui lisaient Mauriac ou Bazin. Je simplifie. Nous étions jeunes, sectaires, simplificateurs et très influençables – certains professeurs développaient leurs opinions en classe.
Sartre était le héros, le héraut, des enfants de communistes.
Au delà commençait la réaction, était le réactionnaire, injure suprême.
Peu leur importait que Camus soit de gauche, ait été un journaliste-résistant, ait participé au journal Combat, qu'il soit prix Nobel de littérature, ait lutté contre les discriminations qui frappaient les musulmans d'Algérie, contre les caricatures du « pied-noir » raciste et exploiteur, même s'il y en eut, refusât le terrorisme révolutionnaire. Il était pacifiste, libertaire, refusant le communisme stalinien. Il faut rappeler qu'à l'époque Sartre disait qu'un « anticommuniste était un chien ».
Camus déclarait en 1957, en Suède, lors de son voyage pour la remise de son prix Nobel : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois aussi condamner un terrorisme qui est pratiqué aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui peut un jour frapper ma mère ou ma famille. Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant de défendre la justice. »
Cette phrase nous faisait disserter pendant des heures, les camusiens affirmant qu'une société qui vous oblige à choisir entre votre mère et la justice n'est pas une société juste, défendable.
Sur cette phrase et sur les positions de Sartre qui restera communiste et aveugle jusqu'au bout - même après le Printemps de Prague de 1968, l'histoire a, semble-t-il tranché.
Je pense que mon ami aurait su mieux que moi dire l'importance de cet écrivain pour un enfant de l'Algérie, mais il aurait sans doute été étonné aussi de savoir combien cette histoire fut, ici, en écho, d'une grande importance, pour l'évolution, la compréhension du monde des adolescents de son âge.
Je vous propose d'écouter une chanson de Lili Bonniche : Alger, Alger.



F.D.
  1. Camus, in Le premier Homme
  2. Camus, in La mort heureuse
  3. Camus, in Noces, L'été à Alger
  4. Camus, La peste
  5. Camus, dans un brouillon de L'envers et l'endroit
  6. Camus, in Le premier Homme
  7. ibidem
  8. Camus, in L'envers et l'endroit
  9. Lettre d'Albert Camus à R. Hadrich, 1954