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J’aime dormir : je n’éprouve le sommeil ni comme un repos ni comme un spectre de la mort. Aux nuits opaques de mon enfance avaient beaux succéder les rêves colorés d’une jeunesse agitée d’intrigues sexuelles, forcément sexuelles[...] Le sommeil est ma seconde patrie. Seconde langue. Seconde nature. Frère et sœur, jumeau-jumelle, fuyant mais proche, éprouvant et cependant nourricier, étranger que je crois pourtant m’être propre et ce propre qui néanmoins m’échappe comme un étranger : le sommeil m’a toujours été refuge, source et recommencement. Serait-ce la raison pour laquelle, ayant apprivoisé cet étranger pour le meilleur et pour le pire, je n’ai jamais hésité à vivre à l’étranger, avec des étrangers, en étrangère ?

Je ne comprends pas le poète qui frémit de percer « les portes d’ivoire ou de corne » qui séparent le dormeur du « monde invisible » (Nerval). J’adore, au contraire, m’abandonner aux bras pneumatiques du sommeil, porter cette vague qui me porte, me sentir pénétrante et pénétrée, féminine-masculine, couple parfait parce que jamais en paix, éternelle poursuite, heureuse échappée, discordance insoluble, le somme comme un des beaux arts.

De ma nuit profonde je distingue le sommeil lucide, car la plongée sous-marine qui m’annule s’éclaire progressivement d’une veilleuse qui en suit les noires pulsations. Je la compose et recompose dans le sommeil paradoxal des rêves : je résous le problème de math insoluble la veille ; je mets en scène l’angoisse qui m’étranglaient hier ; je trouve le mot et la formule qui séchaient sur la page blanche d’un texte, d’un roman, d’un essai ; je pétris des coulées de pensées en brusque « concept » qui me fait rire de malice avant de me poser, demain, en sérieuse théoricienne. Immergés dans la soupe primordiale, fœtus originel et insécable androgyne, mon sommeil et ses rêves m’ont toujours apparu comme des portails d’éveil : comme l’œuvre continue de l’existence adossée à ses incommensurables mémoires, comme le creuset alchimique de toute création.

Julia Kristeva, juillet 2008

Moi aussi.
Raphaël Hythlodée, septembre 2008

Les nouvelles maladies de l’âme ( Fayard, 1993; trad. anglaise Columbia Univ. Press) ;
Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire ( Gallimard, 1994 ; trad. anglaise Columbia Univ. Press) ;
Thérèse mon amour ( roman, Fayard, 2008).