En deça, au delà
Par F.D. le samedi, 1 mars 2008, 23:38 - Philo - Lien permanent
J’avais choisi initialement le thème de la réincarnation, sans doute pour contourner l’obstacle, pour aborder de l’extérieur le sujet que je voulais traiter. Je ne suis d’ailleurs pas très sur de savoir quel est ce sujet. De toute évidence, il ne s’agit pas de la réincarnation. Peut-être s’agit-il de répondre à une question que quelqu’un m’avait posée, « es-tu chrétien ? ». Peut-être s’agit-il aussi d’essayer de comprendre pourquoi 4 à 5 milliards d’humains croient en un ou en plusieurs Dieux, pourquoi je pense ne pas croire, ce dont je ne suis pas certain. Peut-être aussi de quelle nécessité participe cette croyance ?

J’envie ceux qui sont dans leurs certitudes, soit qu’ils croient, soit qu’ils sont persuadés qu’il n’y a rien (mais étymologiquement « rien » est ambigu puisqu’il vient de « rerum » qui signifie « quelque chose »). Il serait trop simple de me dire agnostique. Je vais donc "tourner autour du pot", quelque fois d’un peu loin, et ce travail n’est qu’un début de réflexion, sans doute un peu inachevé.
Perfection, imperfection et langage
Baudrillard dans « les exilés du dialogue » raconte l’histoire de John, qui jusqu’à l’âge de 14 ans n’avait jamais parlé. Un jour, il demanda du sucre. Tout le monde s’étonna et lui demanda pourquoi il avait décidé de parler. Il répondit que jusque là tout était parfait et qu’il ne lui était donc pas nécessaire de parler.
Et vraisemblablement, le sucre obtenu, John redevint muet.
Le monde parfait serait donc pour Baudrillard la fin du langage, la recherche de la perfection serait donc, en ce sens, criminel. Mais n’y a-t-il pas toujours un moment où le monde défaille, où le sucre vient à manquer, inexorablement ? Et le monde passe alors de la perfection à la défection, à l’imperfection.
En fait Baudrillard pense que la perfection et l’imperfection naissent et grandissent en même temps. Qu’en fait les deux processus ne sont pas successifs, mais simultanés. Dès le début existe déjà la fin.
Depuis le big bang l’univers est en expansion. Mais si ce processus s’inverse, l’univers ira vers le big crunch, big bang à l’envers, retour possible à la situation initiale. Rien ne permet de dire que le big bang initial n’a pas été précédé d’un big crunch et que le prochain big crunch ne sera pas suivit d’un nouveau big bang.
Dans la cosmologie bouddhiste le cycle de l’univers est composé de quatre périodes : une période de formation, une période durant laquelle l’univers demeure, une période de destruction, et une période de non-manifestation. Puis un nouveau cycle se manifeste.[1]
Depuis des millénaires l'ouroboros est présent dans de nombreuses civilisations antiques. Il existe en Egypte 16 siècle avant notre ère, son image voyagera en Phénicie puis chez les Grecs qui l'appelèrent Ouroboros, ce qui signifie ("celui qui dévore sa queue"). Cette image se retrouve également dans la mythologie nordique et en Inde sous la forme d'un dragon –autre image du serpent- qui supporte les quatre éléphants qui portent le monde.
La mort, dit Baudrillard contrairement à l’illusion habituelle ne suit pas la vie, la vie n’aboutit pas à la mort, les deux naissent et progressent en même temps. Tout processus qui naît déclenche immédiatement son processus inverse.
La perfection initiale, Dieu, est pour l’homme, mythique, allégorique. Et la perfection finale, celle que nous cherchons, serait inatteignable, nous serait inatteignable. Dans l’ordre symbolique, c'est-à-dire dans l’arrangement harmonieux et hiérarchique de l’univers, l’ensemble des lois données par Dieu lui-même, permettait de vivre cet inatteignable. Le langage, ainsi les textes sacrés, les explications du monde, les religions étaient le moyen de tenir à distance acceptable cette incompréhension de la perfection initiale et l’inatteignable de la perfection finale. Humains limités et imparfaits, ce qui nous est insupportable, nous nous sentons exclus, et seul le langage est résistance à cette exclusion.
Ainsi dans l’ordre symbolique, le mode de destruction était-il sacrificiel, cruel, mais acceptable.
Pour Baudrillard, cette organisation symbolique s’est défaite, cet ordre est brisé, toutes les choses, tous les évènements entrent en interaction dans une immanence déchaînée. Avec le jeu du virtuel, la toute puissance virtuelle de la pensée, avec l’information dans sa profusion et sa confusion infantile, dit-il, le langage n’a plus d’obligation symbolique. Cette dérive se constate également dans le sexe, où, à force de sexe on se retrouve devant l’échange impossible du sexe. La jouissance de l’échange généralisé génèrerait l’impossibilité de l’échange.
Dans le bouddhisme Zen, il est dit : « Avant d’étudier le Zen, les montagnes sont des montagnes, les rivières sont des rivières. Pendant l’apprentissage du zen, les montagnes ne sont plus des montagnes et les rivières ne sont plus des rivières. Une fois le zen appris, les montagnes sont des montagnes et les rivières des rivières ». La montagne étant dans la première instance une sorte d’élément pétrifié et dans la troisième instance une ouverture totale, sans pour autant que cette troisième instance soit une négation de la deuxième, qui est cependant un passage obligé. Il n’y a pas confusion de l’un à l’autre, mais transfusion. Image de l’ouroboros.
Avec la mondialisation, le développement du virtuel, de la communication, des échanges à somme nulle, Baudrillard parle de simulation en acte, dans un relationnel où tout change mais où rien ne revient.
En cela, nous aurions avec Dieu une rivalité, une violence mimétique, avec le monde pour enjeu. Si nous n’arrivions pas, dit toujours Baudrillard, dans ce défi, à trouver une réponse égale ou supérieure, il nous faudrait sacrifier ce monde, le détruire. Nous avons substitué au sacrifice un mode de production et de consommation matérielles plus faciles mais inacceptables, rien ne mérite d’y être sacrifié.
Ainsi, cette rivalité avec Dieu génère un refus de la mort à tout prix, (harcèlement médical, clonage, génétique, etc.), immortalité qui nous conduirait vers une extermination lente, comme celle de l’univers si celui-ci devait sans cesse être en extension.
Avec le refus de l’illusion, c'est-à-dire du mal, par une promotion inconditionnelle du bien, nous irions vers un retour de flamme de la part maudite. Pour preuve, nous allons de mieux en mieux et, en même temps, de plus en plus mal.
L’homme ne se supporte pas, il ne supporte pas son altérité ni dans le monde ni en lui-même.[2]De là cette haine de soi, cette détestation qui alimente tout l’effort technique de reconversion du monde. Mais en cela il y contrevient. Auparavant c’était Dieu qui disait le bien, faisait le travail, gérait les représailles, maintenant c’est nous qui le faisons ? C’est très clair dans les déclarations de Busch. Nous avons entrepris de nous infliger le pire, d’aménager notre propre disparition afin de rendre le monde à l’état pur où il se trouvait avant que nous y soyons.
Penser le fini à partir de l’infini
Lévinas dans « Dieu, la mort et le temps » dit qu’il faut penser l’idée d’infini avant celle du fini, et non l’inverse, penser l’infini à partir de notre finitude. Rejoignant en cela la vision des bouddhistes. Par conséquence le in de infini n’est pas négation du fini mais serait l’expression «de-ne-pas-pouvoir-comprendre-l’infini-par-la-pensée» (expression de Descartes) si le terme de pensée a, alors, encore un sens. Lévinas parle plutôt de cogitation passive, de cogitation qui ne comprend pas son cogitum. C’est peut-être l’une des questions de ma recherche.
Lévinas dit que « l’infini affecte la pensée et la dévaste en même temps. Il l’affecte en la dévastant, et, ainsi il l’appelle, [...] la réveille. »[3]. Les bouddhistes parlent également d’éveil dans un contexte similaire.
L’idée de l’infini serait donc une mise en question éveillante.
Dans
On retrouve là l’idée de Baudrillard quand il disait que l’ordre symbolique, c'est-à-dire l’arrangement harmonieux et hiérarchique de l’univers, l’ensemble des lois données par Dieu lui-même, permettait de tenir les choses à distance.
Dans le même ordre d’idée ( ?) Lévinas dit encore que ce « in » de infini, cette dévastation de la pensée, cet impensable, « creuse un désir qui ne saurait se combler [...] désir sans faim et aussi sans fin, désir de l’infini comme désir de l’au-delà de l’être (désir de Dieu) qui est dés-inter-esse-ment.», c'est-à-dire sans visée immédiate.
Mais il ajoute aussitôt : entre ce désir d’infini et la comtemporanéité du désir, n’existe-t-il pas un fil tout de même ? Lévinas, toujours réticent à utiliser le mot amour, ajoute « : « la transcendance[5] du désirable au-delà de l’intéressement et de l’érotisme où se tient l’aimé, est-elle possible ?
Pour que le désintéressement soit possible dans le désir, pour que le désir au-delà de l’être ne soit pas absorption, il faut, de Dieu rester séparé. Le mot saint en hébreu, kadosh, signifie : séparé.
Etre un saint donc, c’est être proche de Dieu, mais séparé. Dieu me renvoyant au non-indésirable, à autrui. Dans cette approche, dans cette étrange mission ordonnant l’approche d’autrui, Dieu n’est plus ni objet, ni interlocuteur dans un dialogue. Sa transcendance vire en ma responsabilité. Dieu n’est pas simplement le premier autrui, il est autre qu’autrui, différent de tout prochain, transcendant jusqu’à l’absence.[6] Chercher au sein de la proximité d’autrui, une relation avec l’Infini, c’est la manière de témoigner du Désirable, c'est-à-dire de Dieu, en laissant à l’Infini son infinitude. « L’autre homme dans son exigence, dans son visage, qui est extrême exposition, immédiate, qui est nudité totale – comme si autrui était d’emblée, sans protection, le misérable – est, comme tel, d’emblée confié à moi. »[7]
Idée que l’on retrouve dans les évangiles quand Jésus dit « si tu dis m’aimer et que tu n’aimes pas ton frère, tu es un menteur ». Là aussi un Dieu transcendant jusqu’à l’absence, m’ordonne à autrui.
Une anecdote : l’étymologie de « pécher » en grec, ne signifie pas «faute », mais « manquer la cible »
Traitant de l’idolâtrie, c'est-à-dire de l’adoration de l’image ou de la représentation de Dieu et non pas de Dieu lui-même, qui est l’un des passages de la transcendance à l’immanence, Lévinas fait l’analyse suivante.
Avec la sécularisation de la transcendance dans le monde occidental, qui a vocation à s’étendre, l’homme ne trouverait plus qu’en lui-même la possibilité de son étonnement.[8] Il fallait donc, « pour que le savoir sorte [...] de l’étonnement, pour que l’ignorance soit reconnue comme telle, pour que l’être advienne en tant qu’être, il fallait que la lumière du ciel éclairât la ruse et l’industrie des hommes ».
« La lumière dont les yeux ont admiré la brillance est celle-là même qui dirige ses yeux vers le donné », sur cette terre. Alors seulement, à cette seule condition, il y a convenance entre la sécularisation de la transcendance (l’intelligibilité du cosmos par exemple) et le bon sens des hommes tenaillés par la faim, se tenant dans leur maison, habitant et bâtissant.
La technique[9], dont la condamnation est une rhétorique confortable, dit Lévinas, est destructrice des dieux païens et s’inscrit donc parmi les progrès de l’esprit humain. Mais, elle n’en est pas la fin, préfigurant 30 ans auparavant les constats et les analyses de Baudrillard.
Le rien>
A partir de là, il m’a paru nécessaire, après avoir plus ou moins abordé le « quelque chose » de se poser la question du « rien », du néant, du nul. Baudrillard y consacre également une partie de son ouvrage.
Il cite une phrase souvent lue sur nos ordinateurs : « Keyboard not found, press any key to continue ». Le monde ne fonctionne pas, frappez sur n’importe quelle touche pour continuer.
Le nihilisme, dans son sens Nietzschéen d’effondrement des valeurs anciennes est différent de celui que lui donne Heidegger, l’oubli du rien, la non prise en compte de la question du néant, l’élimination systématique du rien dans l’analyse des choses.
C’est de ce refus de la non prise en compte du rien, du néant et de ses conséquences, dont parle Baudrillard.
Le rien des échanges financiers par exemple générant des échanges à somme nulle. Mais Baudrillard ne confond pas le rien qu’il considère comme important et le nul qui n’est que le résultat des échanges du rien.
Il conte l’histoire du ver qui mange son parasite pourtant vital pour lui. Il voit dans cette histoire une métaphore, celle de la disparition du rien, vital, dont la négation interdit alors d’affronter le monde, de digérer le réel.
Prenant l’exemple de la colombe de Kant qui, sentant la résistance du vent, s’imagine qu’elle volerait bien plus vite dans le vide, Baudrillard dit : « le Rien dans l’appréhension du monde est aussi essentiel que l’air et le vent au vol de la colombe [...] Nous nous imaginons que nous atteindrons le bien absolu si nous éliminons tout le mal, où l’Eternel si nous éliminons le temps. »
Et de citer la parole de
Hannah Arendt dit peut-être la même chose quand elle écrit : « L’étrange fascination que la pensée du néant a exercée [...] sur la philosophie moderne n’est pas nécessairement la marque du nihilisme. [... mais] une tentative de devenir « maître de l’être », « la pensée que l’être est en somme le néant. »
Ce qui permet à l’homme de s’«imaginer qu’il se tient dans la même relation à l’être que le Créateur se tenait avant la création du monde » (ex nihilo)[10] , de sortir de la définition de l’être comme donnée d’avance et de faire des actes de l’homme des actes proches des actes de Dieu, des actes divins. »
Et Arendt ajoute, « le néant est peut-être le seul domaine véritablement libre de l’homme. Puisque je ne peux pas être une essence créatrice du monde, je suis peut-être destiné à être une essence destructrice du monde ».
F. D.
[1] Le moine et le philosophe page 174 - Jean-François Revel, Matthieu Ricard
[2] Baudrillard – les éxilés du dialogue p 45
[3] Lévinas – Dieu, la mort et le temps – page 253
[4] Bhagavad-Gîta p 212
[5] Lévinas – Dieu, la mort et le temps, page 190. La transcendance signifie un mouvement de traversée (trans) et un mouvement de montée (scando). Elle signifie en ce sens un double effort d’enjambement de l’intervalle par élévation, par changement de niveau.
[6] Lévinas – Dieu, la mort et le temps, pages 252 à 259
[7] Lévinas – Dieu, la mort et le temps page 158
[8] Lévinas – Dieu, la mort et le temps, page 193
[9] Qui pour Lévinas n’est pas qu’instrumentale
[10] Hannah Arendt – Qu’est-ce que la philosophie de l’existence – p 53 et 54