Francis blog

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Tag - René Char

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mardi, 16 mars 2010

La minutieuse

L'inondation s'agrandissait.
La campagne rase, les talus, les menus arbres désunis s'enfermaient dans des flaques dont quelques-unes en se joignant devenaient lac.
Une alouette au ciel trop gris chantait.
Des bulles çà et là brisaient la surface des eaux, à moins que ce ne fût quelque minuscule rongeur ou serpent s'échappant à la nage.
La route restait encore intacte.
Les abords d'un village se montraient.
Résolus et heureux nous avancions.
Dans notre errance il faisait beau.
Je marchais entre Toi et cette Autre qui était Toi.
Dans chacune de mes mains je tenais serré votre sein nu.
Des villageois sur le pas de leur porte ou occupés à quelque besogne de planche nous saluaient avec faveur.
Mes doigts leur cachaient votre merveille.
En eussent-ils été choqués ?
L'une de vous s'arrêta pour causer et pour sourire.
Nous continuâmes.
J'avais désormais la nature à ma droite et devant moi la route.
Un bœuf au loin, en son milieu, nous précédait.
La lyre de ses cornes, il me parut tremblait.
Je t'aimais.
Mais je reprochais à celle qui était demeurée en chemin, parmi les habitants des maisons, de se montrer trop familière.
Certes, elle ne pouvait figurer parmi nous que ton enfance attardée.
Je me rendis à l'évidence.
Au village la retiendraient l'école et cette façon qu'ont les communautés aguerries de temporiser avec le danger.
Mais celui de l'inondation.
Maintenant nous avions atteint l'orée de très vieux arbres et la solitude des souvenirs.
Je voulus m'enquérir de ton nom éternel et chéri que mon âme avait oublié : "je suis la Minutieuse".
La beauté des eaux profondes nous endormit.


René Char, 'la paroi et la prairie', poèmes sur la grotte de Lascaux, dans la 'Parole en Archipel'.

mardi, 13 octobre 2009

Sentiers sans miettes

Ce poème étant censé expliquer le titre de l'expo photos de l'égotiste auteur de ce blog.

Le terme épars

Si tu cries, le monde se tait : il s'éloigne avec ton propre monde.
Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle est la voie sacrée.
Qui convertit l'aiguillon en fleur arrondit l'éclair.
La foudre n'a qu'une maison, elle a plusieurs sentiers. Maison qui s'exhausse, sentiers sans miettes.
Petite pluie réjouit le feuillage et passe sans se nommer.
Nous pourrions être des chiens commandés par des serpents, ou taire ce que nous sommes.
Le soir se libère du marteau, l'homme reste enchaîné à son cœur.
L'oiseau sous terre chante le deuil sur la terre.
Vous seules, folles feuilles, remplissez votre vie.
Un brin d'allumette suffit à enflammer la plage où vient mourir un livre.
L'arbre de plein vent est solitaire. L'étreinte du vent l'est plus encore.
Comme l'incurieuse vérité serait exsangue s'il n'y avait pas ce brisant de rougeur au loin où ne sont point gravés le doute et le dit du présent. Nous avançons, abandonnant toute parole en nous le promettant.


René Char
Le Nu perdu et autres poèmes 1964-1975

mardi, 1 juillet 2008

Madeleine à la veilleuse

latour_madeleine_veilleuse.jpg

Georges de La Tour
La Madeleine à la veilleuse, vers 1640-1645
huile sur toile, 128 cm x 94 cm
Musée du Louvre


"Je voudrais aujourd'hui que l'herbe fût blanche pour fouler l'évidence de vous voir souffrir : je ne regarderais pas sous votre main si jeune la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d'autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont vôtre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d'huile se répandra par le poignard de la flamme sur l'impossible solution. "
René Char, Fureur et mystère, "La fontaine narrative". © NRF - Poésie Gallimard

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[extrait] "La flamme de la bougie est le cœur du tableau ; sa tâche n'est pas de distribuer l'ombre et la lumière dans l'espace attentif ; du moins pas seulement. Les objets et les personnages sont dans l'impatience du regard de la chandelle ; ils s'abandonnent à son besoin de prendre possession de la scène, de donner forme à la relation qui s'établit entre les êtres et les choses. Plus intense encore est la passion de la flamme quand il s'agit de placer face à face la créature humaine et son double : la bougie éclaire d'abord la face cachée, l'âme tout épandue dans l'émotion de la chair, dans la douceur rugueuse de la peau. C'est elle qui donne à l'âme sa densité, son exigence impitoyable. C'est cette fusion de la cire, de la mèche et du mystère igné qui fait surgir des abîmes obscurs de la conscience cet autre nous-même qui chemine à nos côtés, inlassablement et dont nous sommes si constamment oublieux."

Claude Mettra - Madeleine à la veilleuse (inédit)
© Les auteurs, le Centre Régional du Livre de Franche-Comté & Néo éditions.