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Birmanie - Arakan - ethnie Mun Chin ©FD


On refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

[...] Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les «sauvages» (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d'humanité, englobant, sans distinction de race 1 et de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n'est nullement certain - l'histoire récente le prouve - qu'elle soit établie à l'abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l'espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie les «hommes» (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion - les «bons», les «excellents», les «complets»), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout au plus composés de «mauvais», de «méchants», de «singes de terre» ou d'«oeufs de pou». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un «fantôme» ou une «apparition». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d'autres formes) : c'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus «sauvages» ou «barbares» de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie.

Lévi-Strauss
Race et histoire - L'ethnocentrisme p20, 21, 22 extraits - folio essais

* Bon ! Ma métonymie est approximative et un peu trop caricaturale de celle de Lévi-Strauss sur le «cuit et le cru». Cependant, le «cru» parle aussi de croyance, quant au Q.I. !

1. «à supposer, d'ailleurs, que, même sur ce terrain limité, cette notion puisse prétendre à l'objectivité ce que la génétique moderne conteste» p 10