Quand on est enseignant d'informatique en formation professionnelle, ce n'est pas comme être formateur tailleur de pierre, menuisier ou ébéniste. Vous ne savez jamais en quoi ou comment votre travail est utile, nécessaire, apporte quoi que ce soit à ceux avec qui vous travaillez pendant dix mois, 39 heures par semaine.
Un apprenti menuisier fait une chaise, un apprenti ébéniste fait une commode en marqueterie, en quelques heures ou quelques semaines, mais il aura devant lui le fruit de son travail et de son savoir faire. Et vous saurez, formateur, ce que vous lui avez apporté.
Avec l'informatique vous apporterez des algorithmes, du conditionnel, du binaire, de l'hexadécimal, de la logique, du virtuel, des langages improbables !
Enseignant en informatique vous ne savez rien de ce que vous espérez avoir semé.
Bien sûr, les premiers stagiaires en formation que j'ai eus arrivaient parfois en pantoufle, désabusés, sans envie. Et dix mois plus tard ils partaient à leur premier rendez-vous professionnel, beaux comme des camions, cravatés, pompes cirées, pleins d'espérance. Il était possible de mesurer l'écart, surtout s'ils décrochaient un boulot. Mais bon ! J'avais l'impression d'avoir eu un peu d'influence sur la métamorphose, mais l'intérêt de l'informatique, la stimulation du groupe, l'envie d'en sortir, le réveil du possible semblaient aussi importants. L'évolution était d'abord la leur.
Semer, sans jamais savoir ce qui a germé était un peu frustrant. Pas moyen de voir le mur bien construit, la chaise fabriquée.
J'avais eu quelques années plus tard une bouffée de satisfaction. J'étais dans le métro entre Nation et République (!) et deux femmes échangeaient en face de moi.
" Qu'est-ce qu'il devient ton grand - Il fait un stage d'informatique, la formation XXX et ça lui plait et j'espère bien qu'il va trouver du travail à la fin du stage. "
Là, évidemment le bonheur est total, c'est une formation que j'ai participé à créer, qui fut mise en place dans toute la France, et en Tunisie aussi.
Puis le temps passe !
Et puis, un jour, un mec vous contacte sur Facebook. Son nom ne vous paraît pas inconnu, mais vous ne le situez plus. Eric, Eric ?
Un matin, au réveil, bien sûr ! Eric L. était stagiaire de la formation informatique expérimentale construite il y a 25 ans. Je me souviens, il était un peu brut de fonderie, jouant un peu les machos virils, mais dissimulait mal une vraie tendresse, une vraie gentillesse. Sous-estimait son intelligence et ses capacités mais il était facile de lui faire comprendre que tout allait bien, que son potentiel était bien plus important que ce qu'il imaginait et qu'il n'avait qu'à apprendre et à se faire confiance. Le genre d'être humain dont on se souvient, même 25 ans plus tard.
Et, badaboum, il me contacte, tout me revient, et je comprends alors que ce moment de plusieurs mois fut important pour lui, comme pour moi, qu'il est toujours informaticien, qu'il a construit une vie, un couple, des enfants, ce qu'il ne doit qu'à lui même, et qu'il est toujours dans l'informatique, qu'il travaille dans une entreprise allemande et qu'il se souvient.
C'est bien la vie quand elle vous rend la monnaie.